Négocier n’est pas jouer

Publié le 15 septembre 2009 à 0h00 - par

Le nouveau Code des marchés publics offre plus de place à la négociation. La méthode est de plus en plus employée voire, parfois, systématisée. Comment les acheteurs font-ils pour négocier ? Jusqu’où vont-ils ? Enquête.

Négocier n'est pas jouer

« La négociation n’a qu’un intérêt : améliorer la qualité de l’offre », explique Éric Giacometti, directeur de la commande publique de Grenoble, « et mieux répondre à nos besoins », précise Chantal Brunet, responsable achats-marchés au conseil général d’Ille-et-Vilaine. La négociation a pris plus de place avec le nouveau Code des marchés publics et le relèvement des seuils des marchés à procédure adaptée (MAPA). Certaines collectivités s’en donnent à cœur joie. Grenoble et Antibes, par exemple, systématisent la négociation dans les MAPA, voire passent en marché négocié plutôt qu’en appel d’offres.

« Je suis arrivée au moment où beaucoup de marchés revenaient infructueux, notamment dans le domaine de la charpente. J’ai pensé que la négociation pouvait nous aider. J’ai proposé pour certains marchés d’utiliser le marché négocié plutôt que l’appel d’offres », explique Nathalie Aumont, directrice de l’administration générale et des affaires juridiques de la communauté de communes du Val-de-Garonne. « On n’hésite pas à raccourcir les délais pour être en dessous de 206 000 euros », rajoute Éric Giacometti dont le service gère les achats de fournitures et de services. La communauté de communes du Val-de-Garonne, comme le conseil général d’Ille-et-Vilaine, en ont fait une habitude alors que d’autres y viennent tout doucement. La ville de Colomiers négocie pour le moment les marchés d’entretien et de services. Saint-Étienne, elle, ouvre ponctuellement des marchés à la négociation. « Nous ne voulions pas lâcher nos acheteurs dans la négociation de marchés à cinq millions sans préliminaires. Ils ont suivi une formation de trois jours », explique Nicolas Thevenon, directeur des marchés publics de la ville.

C’est que la négociation ne se résume pas à l’obtention d’un rabais commercial. « On négocie la réponse technique, les délais de réalisation. Et pour cela il faut être formé. Il y a une méthode à connaître », poursuit le directeur des marchés de Saint-Étienne. Mais comment font-ils ?

De la veille et une étude de marché pour commencer

Tout d’abord, beaucoup effectuent une veille sectorielle afin de maîtriser leurs dossiers en face d’entreprises expertes en la matière. « Il faut connaître les produits qu’on achète pour négocier », assène Gérard Renaud, directeur de la commande publique de la ville d’Antibes Juan-les-Pins. Un sentiment partagé par beaucoup. « Je ne l’envisage pas si je ne sais pas quoi demander de réaliste. Parce que là, vous perdez toute crédibilité. Les fournisseurs apprécient les gens qui maîtrisent leur sujet pour construire un partenariat », explique un acheteur public. Aussi, les acheteurs les rencontrent et leur posent des questions ouvertes en amont. Par exemple, pour une voiture à faible rejet de CO2 : qu’avez-vous dans les tuyaux pour émettre moins de 100 gr de CO2 ? Que mettez-vous en place pour nous assurer la livraison dans les délais ?

« Si vous ne connaissez pas la matière, les entreprises vous racontent n’importe quoi », affirme Gérard Renaud. Des renseignements qui permettent de réunir les éléments nécessaires à la bonne définition du besoin. « Une bonne étude de marché est indispensable. Avec elle, on définit les coûts, les délais, les services attendus, etc. Elle répond à la question : que peut-on obtenir en termes de résultats ? », poursuit l’acheteur public anonyme. Un travail qui fournit des éléments sur la position de la collectivité par rapport au marché économique. Y a-t-il beaucoup de concurrence et de marges de manœuvre ? Qu’est-ce que ce marché représentera en termes d’intérêt pour les sociétés pouvant y répondre ? Car pour négocier, il faut connaître les rapports de force : quel degré de dépendance y a-t-il entre le fournisseur et la collectivité ? Quelle part de son chiffre d’affaires représente-t-on ?

Dès le cahier des charges, certaines collectivités informent d’une négociation possible. « Nous mentionnons que les pourparlers auront lieu avec les candidats qui ont, par exemple, une note supérieure à 8, ou dont la valeur technique est supérieure à 9 », explique Éric Giacometti. Une fois les candidats retenus, « nous les informons par écrit des points que nous allons négocier », poursuit Chantal Brunet. Cet ordre du jour est envoyé pour que les fournisseurs aient le temps de se préparer. La collectivité a alors défini en amont les points négociables et ceux qui ne le sont pas comme par exemple la sécurité d’un chantier, le cadre réglementaire ou l’environnement.

Un entretien qui doit se mener avec une personne capable d’engager l’entreprise afin de ne pas perdre son temps.

Lors de la négociation de visu, on commence par accueillir le fournisseur. « Ce ne sont pas des ennemis », affirme Alexandre Gasparian, un acheteur qui a négocié pour la ville de Colomiers le marché à procédure adaptée de 40 produits d’entretien. Une feuille de route a été préparée en amont. Y sont inscrits : la position de départ du fournisseur, les objectifs de la collectivité et la position à venir du fournisseur ou les questions à poser et les réponses à apporter.

Mettre le fournisseur à l’aise

Le jeu de la négociation commence alors avec comme tactique la concession des points indolores. En commençant par ceux-là, le fournisseur sera dans de bonnes dispositions. Ensuite, l’acheteur lui rappelle les efforts fournis et aborde les points plus importants pour lui. Le tout sans laisser transparaître la moindre émotion. « Je le mets à l’aise. Lors de la rencontre individuelle, j’explique que les tarifs dans l’ensemble me conviennent afin qu’il ne se dise pas « il veut me saigner ». Et puis je cible les références que j’ai retenues. En jouant sur 6 références sur 40, je dois faire baisser le prix de 20 %. J’explique les quantités que je peux prendre, en palettes si besoin. J’annonce que ces prix sont trop chers de 40 % quand je souhaite 30 % de réduction. » Notre acheteur public anonyme négocie également de visu. « Je ne veux pas de climatisation dans les voitures ? On me la propose : je négocie autre chose en échange. L’acheteur ne doit rien concéder sans contrepartie. Tout est sujet à négociation. Il s’agit de se rapprocher l’un de l’autre. C’est un jeu, un moment de plaisir où il faut accepter une certaine tension. »

Dans tous les cas, l’objectif « n’est pas d’arriver à la rupture mais juste d’obtenir un meilleur prix pour une meilleure réponse technique », confie Nicolas Thevenon. Une négociation qui porte régulièrement sur une partie du prix. À Grenoble, on demande des précisions sur sa formation. « Si dans un produit à 5 euros, il y a 10 % consacrés au coût de fabrication, 30 % pour le transport et 40 % de marge, on a moins d’états d’âme à négocier que si le prix est composé à 5 % de transport, 80 % de son coût de fabrication et 15 % de marge », raconte Éric Giacometti, qui négocie toujours parallèlement la remise de fin d’année : « Si le prix est de 100 euros, 1 % de remise le fait baisser à 99 euros. Si je fais baisser le prix à 98 euros et que la remise est de 2 %, le prix final est de 96,04 euros soit quatre points de gagnés par rapport au départ ! Tout le monde y trouve son compte : l’entreprise avec sa trésorerie et la collectivité qui reçoit un chèque à la fin de l’année. » Un résultat obtenu en demandant un pourcentage de remise par fourchette de prix.

Égalité et transparence préservées

Des acheteurs qui ne perdent pas de vue l’égalité et la transparence. « Le respect strict du principe d’égalité de traitement des candidats est un postulat à toute négociation : cela se traduit notamment par l’interdiction de confier à un candidat des informations sur l’offre de ses concurrents », pense Nicolas Thevenon. « On ne négocie pas n’importe comment. Le Code des marchés s’applique. Il faut se fixer des règles pour être transparent. Si, par exemple, un candidat nous propose une solution différente, on demande aux autres s’ils savent faire la même chose quand c’est possible », poursuit Éric Giacometti. Nathalie Aumont, elle, estime que l’égalité de traitement consiste à poser toutes les questions susceptibles d’améliorer l’offre initiale, et ce pour chaque candidat. Gérard Renaud, lui, pose à tous les mêmes questions par écrit.

À la fin des échanges, un document écrit est produit et signé, ou une autre offre est réalisée par le fournisseur et renvoyée à la collectivité. Un moyen de prouver que l’offre faite est bien celle du fournisseur et non celle de la collectivité. Les délais de réponse aux questions pour recevoir une nouvelle offre par écrit sont, bien entendu, les mêmes pour tous.

Pour se protéger, beaucoup négocient par écrit. C’est le cas à Antibes (même si l’oral n’est pas interdit) et à la communauté de communes du Val-de-Garonne. Nathalie Aumont est partisane de la formule « pour être sûr de pouvoir prouver ce qu’on fait, on négocie par mail. On demande un accusé de réception. Je suis frileuse concernant la négociation au téléphone. Une fois je me suis retrouvée mise en cause par un candidat évincé ». Un procédé qui demande une formulation claire des demandes : « Nous doublons les mails par un courrier ou une lettre recommandée avec accusé de réception dans le cas de marchés sensibles », poursuit-elle.

5 %, 15 %, 20 % ! Les acheteurs le disent : à négocier on gagne toujours quelque chose. Grenoble et Antibes tiennent les comptes annuels, le prix restant un élément facilement quantifiable. Cette année, à Grenoble, les gains sont de 15 % entre le montant de départ et le montant final. Ils sont de 216 % entre 2007 et 2008 pour la remise de fin d’année. À Antibes, en 2007, 4 % d’économies ont été réalisées et 7 % en 2008 entre l’offre initiale et l’offre finale en MAPA. Moins quantifiable reste l’élévation de la qualité de l’offre par rapport aux besoins de la collectivité. Mais tous affirment élever le niveau et souhaitent continuer de négocier. Cependant, ils restent vigilants car la négociation peut conduire à la catastrophe, surtout en période difficile. Et pour cela, il faut connaître le juste prix : « C’est essentiel dans une période où certains fournisseurs sont prêts à « casser les prix » pour obtenir un marché et améliorer leur trésorerie », raconte Nicolas Thevenon. « Le développement des dispositifs de négociation ne doit pas aboutir à une fragilisation des opérateurs économiques mais permettre à chaque partie de trouver un accord raisonnable. » Un point de vue que partage Éric Giacometti : « La limite ? Le point où la négociation ne sera plus rentable. Je ne dois pas mettre en danger la collectivité ou le fournisseur. Des candidats cherchent des références de villes pour leur CV. Ceux-là vont faire des concessions au préjudice de la qualité. Leur produit est cher, ils vont chercher un produit plus loin, soit une augmentation des délais pour une qualité pas toujours équivalente. Et si les délais ne sont pas respectés, ils écopent de pénalités de retard. » On en revient à la case de départ : pour négocier, tout commence par une connaissance fine du marché.

Questions à Alain Pekar Lempereur, professeur à l’Essec, directeur de l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation en Europe (Iréné) et auteur du livre Méthode de négociation* : « Ne jamais poser de questions fermées »

HA : Comment employer la négociation dans le secteur public ?

Alain Pekar Lempereur : Avant de lancer une consultation, on interroge des entreprises afin de connaître leur position : d’après vous quel serait le carrefour idéal pour la ville ? Quel calendrier serait le plus judicieux ? Quels sont les matériaux à la pointe pour ce type de construction ? Ainsi je glane de l’information, je définis mes besoins et je vérifie que je ne suis pas passé à côté d’éléments essentiels. Une technique basée sur l’écoute et le questionnement ouvert. Attention, il ne faut jamais poser de questions fermées.

HA : Certains acheteurs mettent en place des processus de négociation, qu’en pensez-vous ?

A. P. L. : C’est une des clés du succès. Avant de négocier, il faut réfléchir au déroulement des opérations : définir l’espace de rencontre, la manière d’établir un dialogue structuré, la forme de la négociation, écrite, orale ou mixte. Ainsi, on aboutit à de bien meilleurs résultats.

HA : Quels sont les éléments clés du processus ?

A. P. L. : Le temps. Une date et une heure limites peuvent être prévues comme marque de clôture. Il faut aussi prévoir des temps de pause durant la négociation pour réfléchir et reconsidérer une situation. L’élaboration d’un ordre du jour est aussi importante. Deux approches sont envisagées : une crescendo ou une decrescendo. Dans la première, les sujets sont classés par ordre croissant de difficultés en commençant par les moins sensibles. On débute par les sujets plus propices à un accord. Ainsi, on construit un capital de confiance qui aidera les négociateurs à affronter les sujets suivants. La seconde approche repose sur l’espoir qu’une fois le point sensible résolu, le reste sera facilité. C’est plus risqué.

HA : La communication est un autre élément clé…

A. P. L. : Oui, et il faut l’anticiper avec soin en se demandant : quelles sont les informations dont j’ai besoin ? Pour cela, il faut réfléchir aux informations qu’on veut ou peut transmettre. Les questions à se poser : à qui je m’adresse, que et quand puis-je lui dire ? Quelles sont les informations dont je dispose qui intéresseront mon interlocuteur ? Lesquelles dois-je lui transmettre rapidement et quelles sont celles à ne communiquer sous aucun prétexte ?

* écrit en collaboration avec Aurélien Colson, éditions Dunod.

Propos recueillis par Valérie Siddahchetty


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