Analyse des spécialistes / Droits et obligations

L’employeur public peut-il faire appel à un détective pour attester du comportement fautif d’un agent ?

Publié le 30 septembre 2014 à 9h57 - par

Oui selon un arrêt du Conseil d’État en date du 16 juillet 2014. Cette décision esquisse-t-elle une jurisprudence distincte de celle de la chambre sociale de la Cour de Cassation aux termes de laquelle la violation de la vie privée dans les relations entre un employeur et ses salariés est régulièrement sanctionnée ? Donatien de Bailliencourt avocat collaborateur au sein du cabinet Granrut nous éclaire.

Donatien de Bailliencourt avocat collaborateur Granrut Donatien de Bailliencourt

Par une décision de section M. Ganem rendue le 16 juillet 2014 dans le contentieux disciplinaire de la fonction publique, le Conseil d’État a été appelé à se prononcer sur le principe de loyauté dans l’administration de la preuve en contentieux administratif.

Rejetant le pourvoi formé par un fonctionnaire contre l’arrêt du 20 octobre 2011 par lequel la Cour administrative d’appel de Versailles avait annulé le jugement du tribunal administratif de Versailles, abrogeant la sanction de révocation infligée par une commune à son agent après des investigations menées à sa demande par des détectives privés, et ayant abouti au constat que l’intéressé exerçait, pendant la durée de son congé de longue durée, une activité privée lucrative, le Conseil d’État a estimé que l’employeur public pouvait apporter au juge la preuve d’une faute commise par un de ses agents par tout moyen, tout en relevant que celui-là était tenu à une obligation de loyauté envers ses agents.

Plus précisément, la Section du Contentieux du Conseil d’État a posé le principe suivant :

« En l’absence de disposition législative contraire, l’autorité investie du pouvoir disciplinaire, à laquelle il incombe d’établir les faits sur le fondement desquels elle inflige une sanction à un agent public, peut apporter la preuve de ces faits devant le juge administratif par tout moyen ; que toutefois, tout employeur public est tenu, vis-à-vis de ses agents, à une obligation de loyauté ; qu’il ne saurait, par suite, fonder sa sanction disciplinaire à l’encontre de l’un de ses agents sur des pièces ou documents qu’il a obtenus en méconnaissance de cette obligation, sauf si un intérêt public le justifie ; qu’il appartient au juge administratif, saisi d’une sanction disciplinaire prononcée à l’encontre d’un agent public, d’en apprécier la légalité au regard des seuls pièces ou documents que l’autorité investie du pouvoir disciplinaire pouvait ainsi retenir ».

Appliquée au cas d’espèce, cette solution a conduit la Haute Juridiction a considéré que le rapport de l’agence de détectives reposait sur des constatations matérielles du comportement de l’agent à l’occasion de son activité et dans des lieux ouverts au public et que ces constats ne traduisaient pas un manquement de la commune à son obligation de loyauté, et pouvaient donc constituer le fondement de sa sanction disciplinaire.

Ce faisant, le Conseil d’État n’a pas suivi son rapporteur public, Monsieur Daumas, qui l’invitait à consacrer un principe général du droit de loyauté dans l’administration de la preuve en contentieux administratif, à l’instar de la solution retenue par les juridictions judiciaires qui, sur le fondement de l’article 9 du Code de procédure civile, n’admettent que les éléments de preuve recueillis par des moyens légaux et loyaux (Cass. 2e civ., 7 octobre 2004, n° 03-12.653, Bull. civ. II, n° 447 ; Cass. ass. plén., 7 janvier 2011, n° 09.14.316).

La chambre sociale de la Cour de cassation applique d’ailleurs avec rigueur ce principe de loyauté de la preuve, en jugeant notamment illicite la preuve obtenue par l’employeur qui fait suivre son employé par un détective privé (Cass. soc., 4 février 1998, n° 95-43.421, Bull. civ. V, n° 64 ; Cass. soc., 23 novembre 2005, n° 03-41.401, Bull. civ. V, n° 333).

Elle refuse même de mettre en œuvre la technique de la mise en balance entre le « droit de la preuve » et le « droit à la preuve » – laquelle conduit parfois le juge civil à admettre qu’une partie puisse recourir à un mode de preuve illicite ou déloyal lorsqu’il est nécessaire à la défense de ses intérêts légitimes –, dans la mesure où elle estime que la preuve apportée par la filature d’un salarié par un détective privé est par essence injustifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l’employeur (Cass. soc., 26 novembre 2002, n° 00-42.401, Bull. civ. V, n° 352).

En réaffirmant expressément, par sa décision « M. Ganem », le principe de liberté des modes de preuve devant le juge administratif en matière disciplinaire, le Conseil d’État ne s’oriente pas vers l’approche rigoureuse de la chambre sociale de la Cour de cassation.

Néanmoins, en consacrant l’obligation de loyauté de l’employeur public envers ses agents – ce qui interdit à l’employeur public de fonder une sanction disciplinaire sur des pièces ou documents obtenus en méconnaissance de cette obligation –, cet arrêt maintient un lien ténu avec la jurisprudence sociale, puisque le principe de loyauté de la preuve manié par le juge judiciaire du contrat de travail s’explique par l’exigence de loyauté dans les relations de travail qui interdit à tout employeur de recourir à des artifices ou des stratagèmes à l’encontre de ses salariés.

Si, sur le plan des principes, la position du Conseil d’État semble diverger de la jurisprudence sociale constante, elle ne s’en éloigne pas non plus d’une manière absolue.

Donatien de Bailliencourt, Avocat collaborateur du cabinet Granrut

 

Texte de référence : Conseil d’État, Section du Contentieux, 16 juillet 2014, n° 355201, Publié au recueil Lebon