Alain Bouvier : « L’établissement scolaire a une double tutelle mais désormais l’une – locale – prend de plus en plus d’importance par rapport à l’autre – nationale ! »

Publié le 8 septembre 2010 à 0h00 - par

Le recteur Alain Bouvier publie un broché intitulé Diriger l’EPLE : du pilotage à la gouvernance aux éditions Weka. Il prépare aussi une nouvelle édition de son ouvrage sur ce thème, publié aux Presses universitaires de France en 2007. L’occasion de faire le point avec ce spécialiste des systèmes complexes, aujourd’hui membre du Haut Conseil de l’Éducation (HCE).

Alain Bouvier : « L’établissement scolaire a une double tutelle mais désormais l’une – locale – prend de plus en plus d’importance par rapport à l’autre – nationale ! »

Lettre des professionnels de l’éducation : La gouvernance éducative locale, de quoi s’agit-il au juste ?

Alain Bouvier : Il faudrait d’abord s’entendre sur ce que signifie le terme de gouvernance, en général. C’est un mot qui est apparu, depuis 20 à 25 ans, dans le discours des politiques et des organismes nationaux ou internationaux, et qui est souvent employé avec une certaine emphase pour désigner l’exercice du pouvoir.

Aujourd’hui, les questions que nous nous posons concernant le système éducatif en relève puisque nous constatons désormais l’apparition d’un grand nombre de parties prenantes avec la nécessité d’organismes de régulation aux différents niveaux : local, intermédiaire ou général. Cette nécessaire régulation n’existe pas dans tous les pays. Elle ne peut être la même à l’échelle d’un canton suisse, ou à celle d’États comme la Grèce, les États-Unis ou le Brésil. Pour ma part, j’ai commencé à me pencher sur ce sujet, il y a huit ou neuf ans.

LPE : Quels acteurs interviennent dans cette gouvernance du système éducatif en France ?

Alain Bouvier : Nous sommes en République et nous trouvons donc au niveau le plus élevé le Parlement qui pèse de plus en plus grâce aux lois qui ont renforcé son pouvoir de contrôle en 2003 puis 2008. Il y a ensuite le pouvoir exécutif du Premier ministre, des ministres et, bien sûr, en premier lieu, celui du ministre de l’Éducation nationale. Tout cela s’appuie sur une technostructure : les rectorats, les inspections académiques et, pour le premier degré, les circonscriptions. C’est une organisation centralisée, avec un pouvoir pyramidal où l’État décide presque de tout.

Mais le poids du ministère a été bien réduit. Au cours des cinq ou six dernières décennies, ce sont ajoutées, avec les deux vagues de décentralisation, les compétences des 36 000 communes qui gèrent les écoles, des 100 conseils généraux qui s’occupent des collèges et des 22 régions pour les lycées.

LPE : Le rôle de ces collectivités est-il donc en train de changer pour que vous parliez de gouvernance locale ?

Alain Bouvier : Ces entités élues contribuent à l’action. Les moyens financiers qu’elles apportent n’ont fait que s’accroître, en part relative, ce dont l’Association des maires de France (AMF), l’Assemblée des Départements de France (ADF) et l’Association des Régions de France (ARF) sont particulièrement fières. Les collectivités locales qui contribuent au financement veulent savoir désormais ce qui est fait avec leurs moyens car elles ont des comptes à rendre au moment des élections. Et leurs actions vont désormais au-delà des compétences qui leur sont reconnues par la loi. Quand elles mettent en œuvre un espace numérique de travail (ENT), par exemple, se pose la question des cours à distance qui pénètrent le domaine pédagogique en principe du seul ressort de l’État. Les compétences des collectivités s’étendent ainsi progressivement à de nouveaux domaines…

Autre exemple, sur les questions extrêmement importantes de l’orientation et du grand nombre d’élèves décrocheurs qui sortent du système sans qualification, les partenaires économiques pèsent de plus en plus au niveau national et régional puisque la formation professionnelle dépend des régions. Avec de leur part des légitimes et permanentes demandes…

S’ajoutent enfin aux collectivités les associations de toutes sortes, sportives, culturelles, d’aides aux devoirs… et évidemment, je n’oublie pas les parents d’élèves, les médias nationaux mais aussi locaux qui pèsent sur les rectorats. À toutes ces parties prenantes qui existent au niveau national s’ajoutent désormais d’autres partenaires au niveau local qui ne sont pas tout à fait les mêmes et qui n’agissent pas nécessairement de la même façon. L’établissement scolaire a une double tutelle mais désormais l’une – locale – prend de plus en plus d’importance par rapport à l’autre – nationale !

LPE : Est-ce cela que vous appelez « territorialisation » de la gouvernance ?

Alain Bouvier : Oui. Dans une logique ancienne, le niveau national décidait de tout, il suffisait sur le terrain d’appliquer la doctrine venue d’en haut. Aujourd’hui, en fonction du contexte local, il va falloir préparer, comparer, négocier les décisions avec de multiples partenaires et pas seulement dans les limites strictes des compétences attribuées légalement. Par exemple, s’il n’y a pas d’équipement sportif dans un petit collège et que la commune décide d’en créer un, l’établissement devra passer une convention avec la municipalité par le biais du Conseil général pour utiliser le stade ou le gymnase qui serviront aussi aux écoles primaires et maternelles… Et des exemples comme cela, il y en a de plus en plus. Évidemment, les partenariats de ce type seront plus nombreux pour un grand lycée des métiers que pour un petit collège rural, mais cela conforte le rôle de communication externe des principaux et des proviseurs.

LPE : L’importance du local a-t-il des conséquences sur le fonctionnement de l’établissement scolaire ?

Alain Bouvier : Évidemment. Les enseignants ont souvent l’impression que le chef d’établissement passe tout son temps à l’extérieur tandis que l’adjoint gère le quotidien. Mais un principal ou un proviseur a une obligation de représentation de son établissement à l’extérieur, sinon les élus locaux et les partenaires peuvent avoir l’impression qu’il ne les honore pas et cela peut avoir des conséquences majeures. Pourtant, il ne faudrait pas avoir un management différent à l’interne et à l’externe. Mais l’établissement ne peut fonctionner de manière fermée et autoritaire, quasiment en autarcie comme une église à l’interne, et de manière multipartenariale et ouverte à l’externe. Il y a une nécessité de cohérence. C’est d’ailleurs l’un des principaux défis du chef d’établissement qui doit être un communicateur, un passeur, un traducteur entre deux mondes qui n’évoluent pas de concert.

LPE : La conséquence ne serait-elle pas d’aller vers d’avantage d’autonomie des établissements ?

Alain Bouvier : Encore faut-il se mettre d’accord sur l’autonomie, ce mot valise qui est dangereux car personne n’y met la même chose. Certains souhaitent davantage d’autonomie et d’autres pas du tout ! Dans une étude Eurydice sur ce sujet, un tableau croisé entre différents critères et une trentaine d’État européens révèle, évidemment, qu’aucun pays n’a accordé l’autonomie dans tous les domaines. En France, nous nous situons plutôt en queue de peloton : nous sommes l’un des pays qui accordent le moins d’autonomie aux établissements. Or, au niveau des recherches internationales, c’est actuellement une des questions fondamentales qui est posée : est-ce que l’autonomie de l’établissement a une influence sur l’efficacité globale du système ? La réponse est positive. L’autonomie fonctionnelle a bien un impact. Il faudrait donc aller vers davantage d’autonomie des établissements scolaires, du moins si la recherche d’un fonctionnement plus efficace est l’objectif.

LPE : Ne faudrait-il pas alors généraliser certaines expérimentations menées depuis longtemps dans des écoles dites alternatives ?

Alain Bouvier : Il y a effectivement beaucoup d’innovation pédagogique en France, qu’elles soient menées par des petits ou des grands groupes scolaires. Ces expériences sont le plus souvent conduites avec discrétion, peut-être par peur que certains n’y mettent un terme. Il y a une mouvance, notamment autour du Cercle de recherche et d’action pédagogiques (CRAP), des cahiers qu’il publie et auxquels je collabore de temps en temps. Par ailleurs, depuis 2003, la loi permet aux administrations, notamment locales, de conduire des expériences de fonctionnement ou de services différents. Après un bilan, c’est le Parlement qui décide de la poursuite ou de l’arrêt de ces expérimentations. En 2005, la loi Fillon a ouvert cette possibilité aux établissements scolaires. Pourtant, le Haut Conseil de l’Éducation, dont l’une des trois missions est justement de formuler des avis sur les expérimentations, n’a jamais été saisi sur cette question, depuis sa création en 2005. Comme si ces expérimentations étaient en petit nombre ou pas assez présentables… À partir de cette rentrée et durant six mois, le HCE a donc décidé de dresser un état des lieux des expérimentations conduites depuis la loi Fillon.

LPE : À votre avis, sur quel point faudrait-il porter l’effort pour améliorer notre système éducatif ?

Alain Bouvier : En tant qu’observateur des systèmes, je constate la faiblesse de la régulation. La récente crise financière en est un exemple. En France, en particulier dans l’éducation, les régulations sont soit inexistantes, soit très faibles. Elles sont pourtant essentielles tant en termes d’impact, de réajustement que d’aide à la conduite du changement. L’objectif premier pour les ministres, dans les dix ans qui viennent, c’est de repenser la régulation globale et systémique, tant pour le second que pour le premier degré. 300 000 enseignants agissent aujourd’hui sans être réellement pilotés dans le primaire.

La priorité des priorités consiste donc à penser et à construire des systèmes de régulation. Et ceux-ci ne seront pas les mêmes pour un professeur des écoles au fin fond du Cantal (que j’aime beaucoup) et pour le parlementaire qui préside la Commission de l’éducation : ce n’est évidemment pas le même boulot. Nous ne pouvons plus faire comme si les éléments de régulation au niveau national allaient agir d’eux-mêmes au niveau local et réciproquement. Il faut des indicateurs pour les parlementaires, les recteurs, les chefs d’établissement, les professeurs et les parents. Ces indicateurs peuvent être différents mais ils doivent être articulés et cohérents. La route sera longue !

Pour en savoir plus :


On vous accompagne

Retrouvez les dernières fiches sur la thématique « Éducation »

Voir toutes les ressources numériques Éducation