“Imaginer un nouveau cadre procédural pour nos échanges avec les comptables”

Publiée le 6 juin 2023 à 9h40 - par

Deuxième partie de notre entretien avec Christian Michaut, Président de la Chambre régionale des comptes de Normandie.
Christian Michaut, Président de la Chambre régionale des comptes de Normandie

Le 40e anniversaire des chambres régionales des comptes est l’occasion de faire le point sur la perception des chambres par les administrations locales. Comment ces dernières vous voient-elles : comme un frein, une aide à leur décision, un mélange des deux ?

Comment les collectivités nous voient-elles ? Avant de vous répondre, je vous indiquerai aussi comment nous nous voyons.

Le premier point à mentionner, c’est que nous sommes extérieurs à l’objet de nos contrôles. Cette extériorité induit une nécessaire distance avec les collectivités que nous contrôlons, qui ne relèvent plus depuis 1982 de la tutelle de l’État. Il en résulte, en particulier, l’interdiction de nous prononcer sur l’opportunité des objectifs fixés par l’assemblée délibérante.

Dans ces conditions, et sans vouloir répondre à la place des collectivités, il me semble possible d’affirmer que nos contrôles sont attendus sans trop d’impatience. Sauf exception, et je songe en particulier aux situations d’alternance, le contrôle est perçu ou présenté comme intervenant toujours trop tôt ou trop tard. Il se déroule dans un climat très variable selon les configurations locales, mais je constate qu’au-delà d’une certaine forme d’inertie pour répondre aux interrogations des magistrats, les cas de véritable obstacle à l’exercice de leurs pouvoirs sont rarissimes.

Les collectivités ont compris depuis longtemps que les chambres régionales des comptes n’étaient pas des prestataires de services. Elles mesurent aussi que si leur indépendance ne leur permet pas d’être dans une posture de conseil, elles exercent néanmoins, d’une certaine façon, une mission d’assistance, très marquée en cas de contrôle budgétaire, mais également présente dans le contrôle des comptes et de la gestion tel qu’il existe depuis l’origine et tel qu’il a été renouvelé par la loi du 7 août 2015, qui a reconnu aux chambres le pouvoir de formuler des recommandations et d’en assurer chaque année le suivi. Nous n’avons cependant pas vocation à devenir le censeur de l’ensemble des gestions publiques locales. Nous aidons les élus locaux, les directeurs d’hôpital, les responsables d’entreprises publiques locales, d’OPH, d’associations subventionnées, d’établissements d’enseignement, de services sociaux et médico-sociaux, à exercer dans les meilleures conditions leurs fonctions, dont nous mesurons parfaitement la difficulté et les exigences, et je pense que c’est bien ainsi que nous sommes perçus.

Cet anniversaire est également l’occasion de faire le point sur l’avenir des chambres. Leurs missions ont été transformées par l’ordonnance du 23 février 2022 qui a transféré à la Cour des comptes le jugement des gestionnaires publics. Qu’est-ce que cela implique concrètement s’agissant des missions des chambres pour le futur ?

La question est très délicate, elle touche à notre essence même. Je ne suis pas certain que nous soyons déjà en mesure de saisir pleinement la portée des modifications que vous évoquez, entrées en vigueur depuis le 1er janvier 2023. Si l’on excepte le contrôle budgétaire, qui demeure le socle historique des missions des CRC, inchangé ou presque depuis 1982, toutes leurs interventions vont s’en trouver bouleversées.

La suppression du jugement des comptes publics et l’attribution à la Cour des comptes d’une compétence exclusive pour mettre en jeu la responsabilité des gestionnaires publics constituent un premier bouleversement. C’est particulièrement vrai pour une chambre comme celle de Normandie, qui accordait au contrôle des comptes publics une attention soutenue, dans la mesure où le comptable public participe à la gestion locale, dans la limite de ses attributions et sans empiéter sur celle de l’ordonnateur, et aussi parce que le contrôle juridictionnel « nourrissait » le contrôle de la gestion et vice versa.

Il n’est pas question, pour nous, de renoncer à ces investigations sur la régularité des opérations budgétaires et comptables, faute de quoi nos examens de la gestion s’en trouveraient appauvris, ainsi d’ailleurs que les possibilités d’adresser des déférés à la Cour des comptes. Mais il faudra imaginer un nouveau cadre procédural pour nos échanges avec les comptables, qui ne sont plus nos justiciables et que nous ne « contrôlons » pas à proprement parler puisque les postes comptables sont des services de l’État, qui relèvent à ce titre de la compétence de la Cour des comptes.

La deuxième évolution très importante touche à la nouvelle compétence relative à l’évaluation des politiques publiques, que j’ai déjà évoquée et qui va aussi bouleverser nos habitudes. En premier lieu, la loi reconnaît dans ce domaine une possibilité de saisine aux plus grandes collectivités. Si celles-ci en font usage simultanément, les travaux d’évaluation auront une incidence notable sur la liberté de programmation par la chambre de ses contrôles. De plus, le cadre procédural et surtout méthodologique de ces travaux est à inventer. À cet égard, l’expérience acquise de longue date par la Cour des comptes dans ce domaine nous sera précieuse. Mais, à terme, au-delà de ces aspects formels, c’est la relation avec les collectivités qui s’en trouvera transformée : il ne s’agira plus du lien qui peut exister entre le contrôleur et le contrôlé, mais d’une coopération depuis la conception même du cadre de l’évaluation jusqu’à sa conduite et à l’analyse des résultats. Cette approche partagée nous conduira nécessairement à porter un autre regard sur les élus et les fonctionnaires locaux, ainsi que sur la conduite de l’action publique locale, et sans doute inversement.

Il n’y a pas que les missions des chambres qui évoluent : M57, budgets verts…, les normes budgétaires et comptables des administrations locales se transforment elles aussi en même temps que leurs ressources fiscales diminuent. Comment faut-il comprendre toutes ces évolutions ? Quelle est leur logique d’ensemble selon vous ? Ces réformes sont-elles celles de la résilience ?

Le parallèle que vous faites est intéressant : accentuation des contraintes normatives, d’un côté, moindre marge de manœuvre en matière de recettes, de l’autre. Je n’irai cependant pas jusqu’à dire que les ressources fiscales des collectivités diminuent (songeons en particulier à l’attribution d’une fraction de TVA qui a assuré, en particulier aux régions, un réel dynamisme des recettes). Disons plutôt qu’il s’agit de la part des recettes sur lesquelles elles disposent du pouvoir de fixer les taux. Y aurait-il donc une espèce d’effet de ciseau juridique entre l’accroissement des normes et la réduction des leviers à la disposition des collectivités ?

Vous citez l’instruction budgétaire et comptable M57, j’évoquerai aussi le compte financier unique, la perspective de la certification totale ou partielle des comptes locaux (à ce jour, non tranchée), la dématérialisation forcée des marchés publics et de la plupart des flux financiers des collectivités, mais encore les obligations découlant du décret « tertiaire », liées à la gestion des milieux aquatiques et à la prévention des inondations, etc. Ces diverses normes s’imposent aux administrations locales, qui s’en créent également (budgets « verts »).

Quel sens donner à ces évolutions, tantôt subies, tantôt voulues, mais qui vont toutes dans le sens d’une plus grande complexité, et souvent de surcoûts ? Dans certains cas, elles sont simplement la traduction de retards antérieurs, en particulier d’un sous-investissement qui a été l’un des facteurs du redressement à court terme de nombre de collectivités (et ne parlons pas de l’État), mais qui emporte des engagements cachés à moyen et long terme. Mais cette explication ne vaut pas pour notre dispositif normatif : les multiples « ajustements » que je viens de mentionner trouvent leur source à la fois dans une volonté permanente de mise à jour des règles, qui sont perçues comme dépassées dès lors qu’elles sont stables, et dans une forme de complexe à l’égard de notre ordonnancement juridique. Le cadre juridique de la gestion publique devrait ainsi tendre de plus en plus vers le droit privé, de même que le droit national devrait converger vers un « standard » international, pour le dire simplement vers le modèle anglo-saxon. C’est négliger, me semble-t-il, les particularités irréductibles liées à la poursuite de l’intérêt général et à l’exercice de prérogatives de puissance publique ; c’est aussi ignorer la situation des pays voisins et le fait que, comme l’avait montré il y a quelques années une étude du cabinet Ernst & Young, le droit français de la comptabilité publique est beaucoup plus proche des normes IPSAS que la moyenne des pays européens. Au fétichisme de la norme vient donc s’ajouter le complexe du bon élève.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à Le Mans Université, Membre de l’IUF

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