“La résilience ne peut que devenir un principe directeur de l’action publique”

Publiée le 26 janvier 2023 à 10h00 - par

Entretien avec Fabien Bottini, Professeur des Universités, Chaire « Innovation » de l'Institut Universitaire de France, Chaire « Neutralité Carbone 2040 » de Le Mans Université, Consultant.
“La résilience ne peut que devenir un principe directeur de l'action publique”

Qu’est-ce qui vous marque le plus en ce début d’année 2023 ?

L’impression qu’une page de l’histoire se tourne et avec elle une certaine conception de la mondialisation ; et que ces changements vont transformer la décentralisation telle qu’on la connait depuis le tournant des années 1980. Pour le comprendre, il faut remonter au début des années 1970. À cette date l’idée s’impose que, correctement orienté par l’État, l’essor de l’initiative privée sera un atout pour la compétitivité française sur le grand marché mondial et européen. Loin de remettre en cause cette analyse, les chocs pétroliers ne vont que l’accentuer. À partir de là, la puissance publique va mobiliser ses règles, ses outils et ses acteurs pour soutenir le développement du secteur privé.

La jurisprudence administrative évoque de ce fait dès 1974 l’émergence d’un service public du développement économique et touristique au niveau local ; et tout le processus de décentralisation amorcé en 1981-1982 n’aura de cesse de libéraliser les énergies des territoires, en donnant aux autorités décentralisées les moyens de soutenir l’essor des entreprises de leurs circonscriptions : l’immobilier d’entreprise et plus largement les aides aux entreprises – que ce soit à la création ou au développement ou encore à celles qui sont en difficulté – vont être mobilisées à cette fin tout comme le droit de la commande publique, l’urbanisme économique ou encore la gestion domaniale… La liste des moyens mobilisés n’est bien sûr pas exhaustive mais elle permet de rendre compte de ce qui a constitué la grande priorité des administrations locales pendant ces 40 dernières années, malgré de réelles avancées du droit de l’environnement : soutenir le développement économique de leurs territoires dans le respect des règles du marché mondial et européen. C’est cet objectif qui est en train d’être revu sous la pression des évènements.

Quelles vont être les priorités des administrations locales dans les mois voire les années à venir ?

Outre la sécurité des personnes, la grande priorité va être la gestion des pénuries auxquelles on peut s’attendre sous la conjonction des défis climatique, géopolitique, sécuritaire, sanitaire, etc. La mondialisation héritée des années 1970 avait rendu possible l’accès facile et relativement bon marché à un certain nombre de matières premières ou de produits de premières nécessités. Mais cette conception du marché mondial est en train d’être remise en cause. La crise sanitaire avait déjà brutalement interrompu les chaînes d’approvisionnement. On pouvait alors penser qu’il ne s’agirait que d’une parenthèse et que les choses reprendraient leur cours normal à la fin de l’épidémie. Mais ce n’a pas été le cas. Non seulement du fait de l’augmentation des prix de l’énergie liée à la guerre en Ukraine ; mais plus fondamentalement à cause des externalités négatives engendrées par les échanges économiques au niveau planétaire depuis plus de 50 ans.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’objectif de bon fonctionnement du marché mondial et européen qui a constitué la boussole des États depuis les années 1970 se retourne aujourd’hui contre lui-même : dans la mesure où il a conduit au développement d’une économie carbonée qui, année après année, a contribué à l’aggravation de ce changement climatique dont le coût grandissant menace désormais le bon déroulement des transactions économiques elles-mêmes, en exposant territoires et populations à des catastrophes toujours plus impressionnantes.

Rapprochée de la compétition pour l’accès aux ressources rares, cette ituation a conduit les États-Unis à rompre unilatéralement avec la conception de la mondialisation qu’ils avaient eux-mêmes promue dans les années 1970, en optant pour une politique clairement protectionniste. Or, les administrations locales subissent de plein fouet ces changements auxquels il leur faut brutalement s’adapter pour continuer de satisfaire les besoins de leur population.

Est-ce pour cela que la résilience est en train de devenir un marqueur fort de l’action publique selon vous ?

La résilience des territoires a été un atout pendant la crise sanitaire et la preuve de l’importance d’une décentralisation qui permette de prendre des décisions au plus près de la réalité du terrain. À la lumière de défis dont les effets ont en réalité déjà commencé à se faire sentir – et dont on sait qu’ils ne peuvent que s’aggraver si rien n’est rapidement fait pour y faire face -, cette résilience ne peut que devenir un principe directeur de l’action publique.

De mon point de vue, elle est destinée à devenir une nouvelle « loi de Rolland » du service public au même titre que les principes bien connus de continuité, d’égalité et d’adaptation ou, plus précisément, la version moderne de cette loi d’adaptation. Mais ce n’est probablement que la partie visible de l’iceberg. D’autres principes sont également en train d’émerger qui vont vraisemblablement prendre de l’ampleur dans les mois ou les années à venir comme je l’explique dans mon dernier ouvrage sur le Droit des services publics : je pense aux politiques d’aller-vers dont le succès va être une condition de la réussite de la transition écologique en termes de justice sociale, dès lors qu’elles permettront de créditer automatiquement de leurs droits les plus défavorisés. Je pense aussi au « crowdsourcing » qui consiste à mobiliser l’intelligence et la force de travail de chacun pour les mettre au service de la réalisation d’un projet d’intérêt collectif. Ainsi compris, le crowdsourcing a déjà été mobilisé au service de la transition écologique avec l’obligation faite à tout le monde de trier ses déchets. Mais les enjeux sont tels qu’il faudra sans doute aller plus loin dans la mobilisation collective face aux défis à venir.

Les élus locaux devront dans cette perspective acculturer les mécanismes de la démocratie participative pour en faire un véritable instrument d’innovation. Alors qu’elle se réduit le plus souvent de nos jours à une sorte de plébiscite déguisé, destiné à faire entériner par les citoyens des décisions déjà prises, la démocratie participative devra prendre de l’envergure, pour devenir un véritable lieu de co-construction de solutions nouvelles face aux circonstances. Ces enjeux sont tout sauf anodins. Et c’est à leur réussite que nous travaillons à Le Mans Université et à l’Institut Universitaire de France dans le cadre des chaires Neutralité Carbone 2040 et Innovation que je dirige.

« Un équilibre reste à trouver en cas de circonstances exceptionnelles entre les collectivités territoriales et le pouvoir central »

La décentralisation est-elle amenée à changer de visage sous la conjonction des évènements d’après vous ?

Les administrations locales sont en première ligne face aux catastrophes, dès lors que leurs effets se font d’abord sentir dans leurs circonscriptions et que les habitants se tournent vers leurs élus pour trouver des solutions. La crise sanitaire a toutefois montré que les initiatives locales pouvaient se trouver paralyser par le réflexe jacobin des institutions françaises, du fait de la propension du pouvoir central à tout vouloir contrôler en cas de crise – même lorsque les décisions locales s’avèrent rétrospectivement les bonnes : je pense aux décisions préfectorales d’attaquer les arrêtés municipaux imposant le port du masque dans les espaces publics alors que le pouvoir central a finalement lui-même fini par imposer cette solution avec retard. Cet exemple montre qu’un équilibre reste à trouver en cas de circonstances exceptionnelles entre les collectivités territoriales et le pouvoir central. Les autorités locales doivent pouvoir jouer le rôle de « premier répondant » face aux crises, sans être abusivement entravées dans leur action par les autorités nationales. Ce qui suppose sans doute de repenser la décentralisation telle qu’elle a été imaginée depuis le tournant des années 1980, dès lors qu’il s’agit en réalité plus d’une « déconcentralisation » à la française que d’une véritable décentralisation : du fait de transferts de compétences s’analysant davantage comme des transferts de charge que de décisions, faute de donner pleinement aux autorités locales les moyens d’agir de la façon la plus adaptée à leurs circonscriptions.

Des signaux plus ou moins faibles d’évolution ne vont-ils déjà pas dans le sens d’une nouvelle décentralisation ?

Les réformes votées sous le précédent quinquennat tendant à faciliter l’expérimentation et la différentiation des normes entre les territoires annoncent effectivement une nouvelle approche de la décentralisation. D’autant que ces réformes ne semblent constituer pour le chef de l’État qu’une étape dans une réforme plus vaste, tendant à responsabiliser davantage les autorités locales.

La réussite de cette nouvelle approche de la décentralisation va cependant dépendre de la capacité du législateur a trouvé le bon point d’équilibre entre des exigences contradictoires : d’un côté, il convient de desserrer l’étau normatif qui pèse sur les élus locaux, de façon à leur donner les marges de manœuvre et les moyens d’action dont ils vont avoir besoin pour organiser la résilience de leurs circonscriptions face aux menaces qui leur sont propres ; d’un autre côté, il convient de le faire tout en évitant le piège d’une « République en morceaux » qui renonce à l’égalité de traitement des citoyens et les expose à l’arbitraire de néo-féodalités livrées à elles-mêmes, faute de tout contrôle de l’État sur leur action.

Le chemin est étroit mais il existe. Une réforme ambitieuse de la décentralisation ne peut toutefois réussir qu’à condition d’associer tout à chacun à son élaboration, le pouvoir central ne pouvant se dispenser de l’expertise des élus locaux, de leurs agents et des simples citoyens.

Propos recueillis par Julien Prévotaux

Derniers ouvrages parus :

  1. Droit des services publics
  2. L’action économique des collectivités publiques : ses enjeux, son droit, ses acteurs

On vous accompagne

Retrouvez les dernières fiches sur la thématique « Aménagement des territoires »

Voir toutes les ressources numériques Aménagement des territoires