“Les fusions d’organismes publics offrent un terrain d’observation privilégié”

Publiée le 30 mai 2023 à 14h20 - par

Première partie de notre entretien avec Christian Michaut, Président de la Chambre régionale des comptes de Normandie.
Christian Michaut, Président de la Chambre régionale des comptes de Normandie

Monsieur le Président, sans trahir aucun secret, comment les comptes publics locaux se portent-ils dans ce contexte de crise quasi permanent que l’on connaît depuis 2020 ?

Je ne trahirai aucun secret puisque, comme vous l’indiquez, les comptes locaux sont publics et qu’ils font l’objet d’analyses périodiques à diffusion nationale comme les rapports publics de la Cour des comptes et les études de la Banque Postale, sans oublier bien sûr les rapports d’activité et les rapports d’observations des chambres régionales et territoriales des comptes.

Au plan financier, j’hésiterai à employer le terme de « crise » pour caractériser la situation financière des collectivités locales et leur évolution depuis trois ans. J’évoquerai plutôt leur équilibre, et même leur léger excédent attendu en 2023, qui contraste de manière saisissante, en comptabilité nationale, avec la situation très dégradée de l’État et des organismes de Sécurité sociale. Ce résultat global favorable tient pour partie, incontestablement, au soutien budgétaire massif de l’État en 2020 et 2021, mais il est essentiellement lié au solde structurel positif du secteur public local.

Je mentionnerai aussi leur capacité de résistance, comme l’a montré, jusqu’à présent, leur adaptation à l’inflation. La hausse brutale des prix de certains biens, si elle se traduit par des taux de progression spectaculaires, n’a pas une incidence globale significative sur les collectivités. Ainsi, les dépenses énergétiques et alimentaires, qui ont connu des fluctuations marquées depuis 2022, ne représentaient que 6 % des dépenses de fonctionnement des communes en 2021 (même si elles constituent plus de la moitié de leurs achats), et moins de 1 % des dépenses des régions et des départements. En revanche, de nouvelles revalorisations salariales et des prestations sociales, qui semblent inévitables, affecteraient plus sensiblement les budgets locaux (les dépenses de personnel représentent 54 % des dépenses des communes et environ 20 % de celles des départements et des régions).

L’exposition des collectivités à la conjoncture est cependant très inégale : la part de la fiscalité liée à la conjoncture est ainsi de plus de 75 % pour les régions, mais de moins de 10 % pour les communes. Pour ces dernières, les recettes de taxe foncière connaissent une progression spontanée, à taux d’imposition inchangés. La hausse des taux d’intérêt, en sens inverse, affecte le marché immobilier et, indirectement, les droits de mutation à titre onéreux. Quant à la TVA, qui constitue la première ressource des régions, elle évolue approximativement au même rythme que les prix.

Si, à court terme, la situation financière des collectivités ne suscite donc pas d’inquiétude, le maintien de leur capacité d’investissement suppose un niveau d’autofinancement adéquat qui reposera en partie sur les décisions que prendra l’État quant aux concours financiers qu’il continuera de leur apporter et quant à un éventuel encadrement de l’évolution des dépenses de fonctionnement, auquel il a renoncé lors de la préparation du budget pour 2023, mais qui risque de resurgir dans le cadre d’une réflexion globale sur la maîtrise de la dépense publique.

Votre CRC organise les 22 et 23 juin prochains un évènement autour du 40e anniversaire des chambres régionales des comptes. Quel bilan tirez-vous de l’action des chambres sur la période ?

La chambre de Normandie entend donner un relief tout particulier à cet anniversaire, et a pris plusieurs initiatives à la fois pour marquer sa place singulière d’héritière de l’Échiquier des comptes normando-anglais, « mère » de toutes les juridictions financières, et pour évoquer les évolutions très sensibles que connaissent les chambres régionales des comptes, dans leurs missions comme dans leur fonctionnement. Dans ce cadre, elle organise, les 22 et 23 juin 2023, un colloque avec l’université de Rouen, en forme de bilan et perspectives des chambres et de la décentralisation, ainsi qu’une exposition, la troisième semaine de septembre, à caractère historique et patrimonial, qui permettra de présenter au public des pièces d’une valeur exceptionnelle, dont certaines remontent au XIIIe siècle.

Ces manifestations auraient peu de sens si elles visaient à la seule autocélébration de l’institution. Elles ont été conçues et conduites avec de nombreuses parties prenantes du monde académique, mais aussi des services que nous contrôlons (musées, bibliothèques, archives départementales) qui portent sur nous un regard aussi critique – je l’espère – que bienveillant, j’en suis certain. Elles contribueront donc au bilan de l’action des CRC.

Pour ma part, et si nous nous arrêtons au 2 mars 2022 (quarantième anniversaire de la loi de décentralisation) ou au 1er janvier 2023, j’évoquerai un sentiment de devoir accompli. Rappelons que les chambres régionales ont été créées pour combler le vide né de la suppression de la tutelle financière, et donc pour exercer ce que nous appelons le contrôle budgétaire (rebaptisé contrôle des actes budgétaires). Le législateur en a profité pour leur confier l’apurement des comptes des collectivités locales. Il n’était pas question, à l’époque, d’examen de la gestion ; l’expression n’est apparue qu’en 1988 et n’a été définie qu’en 2001.

Les chambres me semblent avoir été fidèles aux promesses de leur baptême. En matière de contrôle budgétaire, elles ont développé une pratique faite à la fois de rigueur et d’un grand pragmatisme et elles ont su, après de longues batailles, convaincre le ministère de l’Intérieur de la justesse de leurs vues, notamment sur la définition des ressources propres (article 8 de la loi de 1982, devenu l’article L. 1612-5 du CGCT). De même, dans l’exercice du contrôle juridictionnel, elles ont enrichi sensiblement la matière en dégageant, avec l’aide du ministère public, des principes aujourd’hui regardés comme fondateurs (en premier lieu, le principe selon lequel la régularité d’une dépense s’apprécie à la date du paiement), et en redonnant toute son actualité à la vieille théorie de la gestion de fait, appliquée en particulier aux associations transparentes.

Mais les progrès les plus marqués relèvent de l’examen de la gestion, dont les chambres ont rapidement défini à la fois l’objet, le cadre méthodologique et les critères d’appréciation. Cette mission avait pourtant cristallisé les mécontentements des élus locaux, jusqu’à inspirer plusieurs propositions de suppression des CRC, en particulier en 1987 et à la fin des années 90, motivées tantôt par des accusations d’interventions en opportunité, tantôt par la contestation des observations de régularité pour lesquelles nous étions présentés comme illégitimes. On sait quelle solution le législateur a donnée, en 2001, à ce long débat, en consacrant une définition de l’examen de la gestion très proche de la pratique des chambres.

Ce bilan me paraît donc positif, et dépasse vraisemblablement les attentes exprimées lors de la fondation des juridictions financières locales. Le rôle des CRC est aujourd’hui parfaitement reconnu, ce qui n’a pas empêché de réfléchir à une évolution de leur rôle, à la fois au plan local et dans l’articulation de leurs interventions avec celles de la Cour des comptes.

Cet anniversaire intervient au moment où la Cour des comptes rend un rapport critique sur la décentralisation qui a, selon elle, perdu son élan initial. Comment cela se perçoit-il dans votre action quotidienne ?

Un mot, tout d’abord, sur le constat : le cadre institutionnel et fonctionnel est-il très différent de celui qui avait été envisagé en 1982 ? Probablement, oui.

Si l’on prend la question par le petit bout de la lorgnette, celui des juridictions financières, les évolutions, pour ne pas dire les ruptures, sont incontestables, et elles ont commencé dès les premiers temps des lois de décentralisation. Elles ont vu alterner des dispositions qui sont venues renforcer les prérogatives des CRC et d’autres qui les ont restreintes, voire amputées : rétablissement de l’apurement administratif1 sur la grande majorité des collectivités et établissements publics locaux dès 1988, caractère public des observations définitives (1990), extension des possibilités de contrôle aux délégations de service public (1995), définition de l’objet de l’examen de la gestion et « neutralisation » des procédures de gestion de fait (2001), fusion des CRC avant la réforme régionale (2011-2012), reconnaissance d’un pouvoir de formuler des recommandations et suivi de leurs observations (2015), suppression de leurs attributions juridictionnelles et affirmation de leur contribution à l’évaluation des politiques publiques (2022).

Si l’on envisage maintenant l’objet de nos contrôles, le paysage s’est aussi radicalement transformé. Formellement, assez peu : la France compte toujours les trois mêmes niveaux de collectivités territoriales au sens de la Constitution2, en nombre quasiment inchangé pour les communes et les départements ; les relations financières entre l’État et les collectivités locales ne se sont pas simplifiées ; la commune se voit toujours reconnaître une clause de compétence générale et si la région, en théorie, n’en bénéficie plus depuis 2015, elle intervient en fait dans un champ presque illimité, empiétant au besoin sur les compétences de l’État, en accord avec ce dernier, comme l’ont montré les initiatives prises lors des « crises » successives depuis 2020 ; le département lui-même, un temps menacé, est à nouveau investi d’une légitimité incontestée. Le fait véritablement nouveau, c’est bien sûr le développement mal maîtrisé de l’intercommunalité, avec la création de nouvelles catégories d’établissements publics, la prise en charge de nouvelles compétences et de nouvelles modalités d’organisation (mutualisations, mises à disposition, délégations, services communs et partagés…).

Comment ces inflexions se traduisent-elles dans nos travaux ? Je dirai que nous consacrons pas mal de temps à prendre la mesure de cette complexité administrative, à en examiner la régularité (pas toujours respectée) et l’efficience (très variable). À cet égard, les créations ou les fusions d’organismes publics offrent un terrain d’observation privilégié. On y constate, en particulier, que les fusions ne permettent pas d’économies, lorsqu’elles ne se traduisent pas par des surcoûts, la propension marginale à dépenser n’étant pas une fonction décroissante du budget. Et pourtant, si le « millefeuille » est inflationniste, son développement ne se traduit pas par une dégradation des finances locales, bien au contraire si l’on songe à l’état préoccupant des collectivités à la fin des années 70 et au début des années 80.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à Le Mans Université, Membre de l’IUF


1. Soit le contrôle des comptabilités locales par les comptables supérieurs de l’État (à l’époque, trésoriers-payeurs généraux et receveurs particuliers des finances) à la place des CRC, initialement compétentes pour l’ensemble du secteur public local.

2. Si l’on met à part le cas particulier de l’Outre-mer.

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