Vous coprésidez l’AATF depuis décembre 2023. Quel premier bilan tirez-vous ?
Karine Garcin-Escobar : Si dans le fond nous nous inscrivons dans la continuité de l’AATF, sur la forme, durant notre campagne, notre liste s’est différenciée sur la méthode et la gouvernance. Cela a commencé par notre coprésidence qui a fait couler beaucoup d’encre, mais était très importante pour nous. Avec un peu plus d’un an de recul, elle s’est naturellement mise en place et fonctionne bien avec nos interlocuteurs, notamment dans les ministères. Cela permet d’incarner des regards croisés.
De plus, cette coprésidence traduit la parité et la collégialité de la gouvernance que nous voulions pour l’ensemble des rôles et des missions du bureau de l’AATF, qui irriguent également les délégations nationales et les délégations régionales. Une spécificité qui nous permet de constituer une force de frappe et d’occuper un maximum le terrain.
Rémy Berthier : Nous sommes plus sollicités par les ministères qu’auparavant. Le fait d’afficher dès le départ une méthode, à la fois exigeante et constructive, paye. Aujourd’hui, on vient nous chercher. Plusieurs fois, des collaborateurs de Matignon nous ont sollicité pour connaître notre point de vue notamment sur l’extension du pouvoir de dérogation des préfets. Nous n’avons pas la légitimité des élus ou la représentativité d’un syndicat professionnel, mais notre expérience et nos pratiques de dirigeants territoriaux intéressent. Par ailleurs, la commission Woerth sur la décentralisation nous a auditionné longuement et a repris un nombre significatif de nos propositions dans son rapport final.
Notre parole compte. Si la première mission de l’AATF est la défense de notre cadre d’emploi, nous sommes aussi attendus sur l’encadrement supérieur de la territoriale et les questions relatives à la FPT, voire la fonction publique en général. Notre point de vue est singulier compte tenu de nos fonctions et de notre présence sur tout le territoire.
Quelles sont vos relations avec les autres associations professionnelles ?
Rémy Berthier : Nous échangeons régulièrement et cela est très enrichissant. Lorsque l’ancien ministre Stanislas Guerini préparait un projet de loi sur la fonction publique, nous n’avons pas attendu qu’il nous invite pour en discuter avec le SNDGCT, l’ADGCF, l’ADT-Inet et bien d’autres. Lors de sa rencontre avec sept associations de territoriaux, nous avons pu présenter des propositions communes, préparées en amont sur la base de nos points de convergence. Parler à plusieurs nous donne plus de poids.
Autre exemple : le travail actuel sur la façon de décliner dans la territoriale la stratégie de résilience préparée par l’État avec le secrétaire général de la sécurité et de la défense nationale. Pour cela, nous avons monté un groupe de travail avec plusieurs associations de territoriaux. C’est notre diversité d’approches qui fait qu’ensemble nous sommes en capacité d’appréhender l’écosystème territorial de manière plus large.
Cette démarche va-t-elle se formaliser ?
Rémy Berthier : Pour l’instant, nous travaillons de façon discrète car nous préférons être dans l’action ensemble plutôt que de créer une structure ensemble. Nous réfléchissons à remettre en œuvre ce que fut l’Entente mais plutôt sous la forme d’une coordination, un peu dans l’esprit de la Coordination des employeurs territoriaux. L’idée serait ainsi se coordonner sur des sujets communs avec la richesse d’avoir chacun un angle de vue singulier.
Sur la réforme de la haute fonction publique et le principe de l’homologie entre l’État, la FPT et la FPH, à quel point en sommes-nous ?
Rémy Berthier : Sur l’homologie, nous avons travaillé de concert avec les autres associations professionnelles pendant un bon moment. Cela avec le même constat mais pas forcément la même stratégie pour parvenir à un résultat. Nous avons pu constater la maturité de ce travail en commun mais le passage au crible des différentes directions interministérielles concernées a un peu bloqué la situation.
Depuis la nomination du ministre Laurent Marcangeli, nous avons eu plusieurs échanges avec son cabinet sur le sujet. Pour avancer, nous pensons que la stratégie des petits pas sera plus efficace. Mieux vaut un agenda qui permet de sérier les problèmes et de traiter les sujets les uns après les autres. Pour nous, la première question essentielle concerne l’homologie des grilles car elle conditionne la facilité de détachement d’un versant à l’autre comme le retour. En ayant des grilles différentes, on est forcément perdant à un moment ou à un autre. L’homologie doit aussi concerner les grades et les règles d’avancement.
Pour l’instant, le principe des décrets d’application pour les hospitaliers et les territoriaux reste en stand-by. Nous sommes contents de voir le dialogue reprendre mais tout en restant prudents.
Comment expliquez-vous que l’attractivité de la FPT continue d’être en crise ?
Karine Garcin-Escobar : Le premier facteur est la faiblesse de la rémunération de l’ensemble des filières et des catégories, en particulier les agents de catégorie C qui peuvent connaître des situations de précarité. Cela reste l’une des explications fortes du désamour envers la fonction publique. Autre problème : les conditions de travail avec de plus en plus d’agents exposés à des pressions, des insultes ou des agressions. Je pense en particulier à tous les métiers d’accueil. Le troisième axe concerne l’absence ou l’insuffisance de formation pour accompagner les agents dans toutes les mutations, notamment numériques. À cela s’ajoute une complexité forte de nos modes de fonctionnement avec un empilement de normes, de difficultés et de paperasserie.
Toutes ces causes, mises bout à bout, aboutissent à certaine perte de sens pour les agents. La vocation d’assurer le service public s’abime.
Ce constat concerne-t-il aussi les DGS et les DGA ?
Karine Garcin-Escobar : En effet, les postes à responsabilités n’ont plus forcément le vent en poupe. La jeune génération est moins disposée à donner autant en termes d’implication. Et elle n’a pas forcément tort. Nous connaissons un basculement sociétal du rapport au travail, qui d’ailleurs n’est pas propre à la fonction publique.
Il existe aussi une pression de plus en plus forte des élus. Ces dernières années, le nombre de collègues en difficulté a beaucoup augmenté. Il y a plus de décharges de fonctions pour les emplois fonctionnels. Certaines collectivités n’hésitent pas à enclencher des procédures de licenciement pour insuffisance professionnelle de collègues en poste depuis des années et avec de très bonnes évaluations, ce qui aurait été impensable auparavant. Pour les prochaines municipales, on s’attend à un mercato très important, pas au sens créateur d’opportunités mais d’un mercato coup de balai. Nous avons été étonné que le cabinet Chasseurs de talents ait déjà largement sollicité son vivier pour préparer dès à présent le mercato. C’est très tôt ! Il y a aussi parfois des stratégies de préparation des élections où les élus n’attendent pas pour changer leurs équipes.
Rémy Berthier : Certaines études montrent que les élus sont de plus en plus issus de la société civile, en n’ayant pas le même bagage de culture administrative qu’auparavant. Ils découvrent un monde inconnu avec des lunettes du secteur privé, donc sans forcément comprendre nos contraintes. Ils ne comprennent pas bien que nous sommes régis par le statut et non pas le Code du travail. Le risque est donc qu’ils perçoivent l’administration comme des empêcheurs de tourner en rond trouvant de bonnes excuses pour ne pas faire. Être dans le public ne veut pas dire être moins agile, bien au contraire. Nous devons en faire la preuve.
Ce changement culturel important des élus en amène beaucoup à vouloir rapidement la rupture pour que ça change. Je ne suis pas d’accord avec eux sur le diagnostic. Pourtant, je trouve bien qu’il existe une plus grande diversité d’élus car cela constitue une avancée démocratique.
Pour les postes de direction générale se pose la question de comment aider nos élus à mieux appréhender le droit public et les modes de fonctionnement d’une collectivité, souvent très loin de leur univers.
L’enjeu de la qualité de vie au travail est de plus en plus important dans les collectivités. Qu’en pensez-vous ?
Karine Garcin-Escobar : Les conditions de travail, la qualité de vie au travail ou l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle sont très importants. D’autant plus que la forte implication des cadres et des dirigeants existe aussi de plus en plus pour l’encadrement intermédiaire voire même les agents avec le développement du télétravail et des smartphones. Cela doit nous interroger en tant que managers pour changer nos pratiques.
Sur le sujet de l’inclusion, beaucoup a été fait notamment pour rendre les postes à responsabilités plus accessibles aux femmes ou pour lutter contre les comportements sexistes. Mais nous ne sommes toujours pas à un niveau satisfaisant. À cela s’ajoutent d’autres discriminations : handicap, LGBT+, origines sociales, études, niveau culturel… Tous ces cailloux constituent pour beaucoup de collègues des environnements non bienveillants et s’apparentent à un combat pour aller travailler tous les jours.
Comment réagissez-vous au nombre croissant de contractuels ?
Rémy Berthier : Avoir une diversité de cultures et de positionnements dans les métiers de direction générale constitue une source de richesse. Néanmoins, avoir en même temps des titulaires avec un statut très normé et des contractuels ayant de plus en plus les mêmes droits et devoirs, mais avec un statut non écrit entièrement lié à la jurisprudence, constitue une coexistence un peu étonnante. Le système actuel pose des questions sur deux régimes très différents pour des personnes qui travaillent pourtant ensemble tous les jours. Cette coexistence est-elle encore justifiée et apporte-t-elle un plus ? Pour la rendre soutenable à terme, en particulier sur le sujet des retraites, ne faut-il pas aller plus loin sur la convergence et de quelle façon ?
Propos recueillis par Philippe Pottiée-Sperry
1. Suite au changement de fonctions de Karine Garcin-Escobar, le bureau national de l’AATF a élu une nouvelle co-présidente qui est Amélie Dietlin, directrice de la petite enfance, de l’enfance et de la famille au département du Loiret.
Association des administrateurs territoriaux de France (AATF)
L’AATF est aussi un laboratoire d’idées pour promouvoir la gestion publique locale, le modèle de république décentralisée qui, grâce à l’engagement des élus et des fonctionnaires locaux, ont permis de faire progresser les services publics dans le pays. Pour en savoir plus : https://www.administrateurs-territoriaux.asso.fr/.