À l’approche des élections municipales, quand les débats se crispent et chaque mot peut être interprété, la question de la parole des agents publics est plus que jamais d’actualité. Plutôt que d’opposer devoir de réserve et liberté d’expression, ne faut-il pas repenser l’équilibre entre un droit au silence et un devoir de parole ? Comment concilier neutralité et engagement, réserve et nécessité de témoigner, dans un contexte où la défiance envers les institutions s’accroît et où le service public est souvent désigné comme bouc émissaire ?
Une parole publique en quête de légitimité
La fonction publique, pilier du lien social, est aujourd’hui tiraillée entre une société qui exige transparence et réactivité, et un climat politique où le service public est régulièrement dénigré. Dans ce contexte, la parole n’est pas un accessoire. Elle est un levier stratégique pour restaurer la lisibilité de l’action publique et prévenir les malentendus. Elle constitue un outil d’apaisement et de pédagogie à un moment où le service public est régulièrement simplifié, dénigré ou instrumentalisé.
Le dernier livre blanc du Cercle des acteurs territoriaux « Agents publics : le droit au silence et le devoir de la parole » rappelle que la parole professionnelle ne s’improvise pas. Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d’État, distingue cinq verbes pour en structurer l’exercice : communiquer, témoigner, délibérer, alerter, dire. Chacun implique courage, lucidité et responsabilité. Communiquer, c’est rendre intelligible et compréhensible l’action publique. Témoigner, c’est restituer une réalité vécue. Délibérer, c’est engager un dialogue et accepter la contradiction. Alerter, c’est assumer le risque de contredire parfois sa hiérarchie pour défendre l’intérêt général. Dire, enfin, c’est nommer les réalités avec justesse même lorsqu’elles dérangent. Comme le rappelait Helmut Schmidt, ancien chancelier de la République fédérale d’Allemagne : « Ne pas dire tout ce qu’on pense, mais ne jamais dire ce qu’on ne pense pas ».
Le silence n’est pas toujours d’or
L’obligation de réserve ne doit pas devenir un carcan. La jurisprudence administrative confirme qu’un agent peut s’exprimer publiquement avec modération et loyauté notamment pour dénoncer des dysfonctionnements. Les exemples de lanceurs d’alerte montrent qu’une parole libérée mais encadrée peut préserver l’intérêt général, tandis qu’un silence peut être complice de dérives et frustrations.
Pourtant, les agents publics restent souvent mal informés de leurs droits. Beaucoup ignorent que leur liberté d’expression, en dehors du cadre professionnel, est protégée, sous réserve de respecter les limites légales. Cette méconnaissance alimente l’autocensure, la défiance et l’absentéisme, comme le révèlent les études sur la qualité de vie au travail dans le secteur public.
Vers une culture de la parole collective
Favoriser une parole collective, informée et responsable devient nécessaire en mettant en place des espaces de dialogue, des initiatives de transparence et d’assemblées des agents. Mais pour que cette parole soit audible, il faut une écoute active. Car écouter est aussi essentiel que parler, et nous sommes encore trop formés à l’un, trop peu à l’autre.
Un enjeu démocratique
La parole des agents n’est pas seulement un sujet de communication ou de gestion des ressources humaines : c’est un enjeu démocratique majeur. Dans un paysage saturé de discours simplistes, de contre-vérités et de prises de position instantanées, leur voix est indispensable pour rétablir la vérité des faits, expliquer les contraintes, incarner la continuité et témoigner de l’engagement quotidien. Se taire peut coûter aussi cher que parler.
En période de tensions et de fractures, les agents publics portent une responsabilité particulière : montrer que le service public n’est pas une machine bureaucratique, mais un espace de dialogue, d’innovation, d’écoute et de solidarité.
Comme le rappelait la philosophe Hannah Arendt, « Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous parlant ». Redonner aux agents une parole sécurisée, légitime et reconnue, c’est renforcer la démocratie elle-même.
Jean-François Verdier, Inspecteur général des finances (IGF),
et Audrey Forot, directrice générale des services de Saint-Cyr-sur-Mer.
Tous les deux sont membres du Cercle des Acteurs territoriaux