Des jeux qui ne sont pas drôles
Éric Berne, le fondateur de l’analyse transactionnelle (AT), a mis en lumière un type particulier d’échec dans la communication qu’il a appelé jeu, en se référant à la forte intensité des jeux de bourse ou de poker, différents des simples jeux de société visant juste le divertissement.
Ces jeux se jouent à deux ou trois personnes ou groupes de personnes, qui échangent une série de transactions doubles complémentaires, aboutissant à un coup de théâtre, stupéfiant pour les joueurs autant que prévisible pour un spectateur averti. Personne ne gagne à ces jeux : les protagonistes se quittent avec un sentiment négatif qui les conforte dans une vision qu’ils ont d’eux-mêmes et des autres.
Un jeu classique
Voici une scène qui se joue dans le bureau de M. CPE (« lui »), recevant Mme J. (« elle »), mère de Tom, élève de 6e :
Lui : Je vous ai demandé de venir car Tom arrive le matin régulièrement en retard de quelques minutes.
Elle : Oui, je sais, il me demande après coup des mots d’excuse. Je vous avoue que je suis tout à fait désemparée…
Lui : Il faut simplement qu’il parte de chez lui à temps ! Il suffit qu’on le lui dise…
Elle : Oui, mais mon travail m’oblige à quitter la maison plus tôt que lui…
Lui : Alors, pourquoi ne pas faire sonner un réveil pour lui indiquer le moment du départ ?
Elle : Oui, mais il monte tellement le son de la télé qu’il ne l’entendra pas !
Lui : Vous pourriez l’appeler sur son portable…
Elle : Oui, mais ça ne marche pas avec lui, j’ai essayé, il ne décroche pas.
On peut imaginer une suite de répliques où aux « Pourquoi ne pas… » répondent des « Oui mais » qui aboutissent à un silence gêné. À la sonnerie, M. CPE se lève pour signifier que l’entretien est terminé. Mme J. prend congé.
Chacun de son côté, en partant, ressent un malaise. M. CPE pense avec dépit et agacement qu’il n’est pas capable d’aider ce type de parent à ce point désarmé face à son enfant. Chez Mme J., la colère de n’avoir reçu aucune aide se mêle à un sentiment de triomphe amer : « C’est bien ce que je pensais, se dit-elle. Pour un conseiller d’éducation, il n’a pas grand-chose à conseiller ! »
Remarque
Voilà le premier jeu que Berne a identifié et appelé « Oui, mais ». Son best-seller Des jeux et des hommes en répertorie trente-six, classés en sept catégories (jeux vitaux, jeux conjugaux, jeux sociaux, jeux sexuels, jeux des bas-fonds, jeux du cabinet de consultation, bons jeux) désignés par des titres familiers et humoristiques (« Battez-vous », « Jambe de bois », « Sans lui », « Cette fois je te tiens, salaud ! », etc.).
La formule du jeu selon Berne : A + PF = R, CT, ST, BD
A est l’amorce du joueur qui lance (inconsciemment) le jeu. Ici, Mme J., en quête des strokes (signes de reconnaissance) dont elle a besoin, affiche son accablement devant l’irresponsabilité de son fils, pour accrocher éventuellement le point faible (PF) de M. CPE. Justement, celui-ci a ce point faible : son désir perpétuel d’apporter de l‘aide sans même qu’on le lui demande. Il mord donc à l’hameçon.
Pour jouer, il faut en effet être deux : un joueur pour « accrocher » et un partenaire pour se faire prendre. R représente toute la série des transactions parallèles qui suivent, menant au coup de théâtre (CT) : moment de upéfaction (ST) pour les joueurs qui se quittent alors, chacun ayant encaissé un bénéfice destructeur (BD). Ici, pour Mme J., c’est la croyance que personne ne peut l’aider. Pour M. CPE, l’impression qu’il est incapable d’aider réellement les gens qui en ont besoin.
La transaction double entre M. CPE et Mme J.
Au niveau social (verbal) : transactions A-A. | Lui : Tom est souvent en retard. Elle : Il ne surveille pas l’heure. |
Au niveau psychologique (non verbal) : transactions E-P et P-E. | Lui : Je ne demande qu’à vous aider… Elle : Oui, mais vous n’êtes pas efficace… |
Le triangle dramatique de Karpman
Steve Karpman a modélisé les jeux au moyen d’un triangle : il assimile le déroulement d’un jeu au canevas de la plupart des pièces de théâtre où interviennent trois genres de rôles : le Persécuteur (P) s’acharnant sur une Victime (V) défendue par un Sauveteur (S). Au cours de la pièce, les personnages changent de rôle et de place sur le triangle. Le ou les coups de théâtre interviennent au moment de ces changements.
L’analyse du jeu ci-dessus
Interprétation :
Acte I : Mme J., Victime de Tom, Persécuteur en tant qu’« enfant à problème », demande (indirectement) de l’aide au Sauveteur M. CPE, qui mord à l’hameçon et propose une série de solutions à ce problème.
Acte II : Par ses refus systématiques des solutions apportées, Mme J. devient la Persécutrice de M. CPE, Victime à son tour.
Remarque
En somme, le jeu est une erreur involontaire d’aiguillage dans la communication, où les interlocuteurs se sont laissés entraîner inconsciemment et où ils reçoivent finalement des strokes négatifs qui les confortent dans la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes et des autres.
Dans un EPLE
L’école est un lieu où les différents statuts des acteurs peuvent inspirer la tentation de prendre tour à tour l’un des rôles du triangle de Karpman.
Les élèves se posent tantôt en Victimes de professeurs Persécuteurs, tantôt ils en deviennent les Persécuteurs.
Les CPE, avec la place centrale qu’ils occupent, sont autant sollicités par les Persécuteurs (parents ou professeurs) que par les Victimes (les mêmes, plus les élèves).
Quant aux parents, ils jouent – entre autres – à être les Persécuteurs de l’institution entière pour opérer le sauvetage de leur progéniture injustement victimisée…