Élections : pourquoi les dirigeants territoriaux sont-ils inquiets ?

Publié aujourd'hui à 16h00 - par

À quelques semaines des élections municipales, la 28e édition 2025 des Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) était organisée, les 10 et 11 décembre, sur le thème des relations entre élus et cadres dirigeants. Au-delà de l’évolution importante de ces relations et des conseils donnés pour qu’elles fonctionnent mieux, en se construisant dans la confiance, le cru 2025 aura aussi montré beaucoup d’appréhensions des DG face à une société en crise, un débat public de plus en plus hystérique et la montée des extrêmes à l’approche d’échéances électorales importantes.

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Les derniers ETS auront été fortement imprégnés d’inquiétudes des dirigeants territoriaux face à une société qui se polarise de plus en plus et d’une crise démocratique alimentée par l’instabilité politique et institutionnelle. Ce contexte génère de fortes incertitudes et appréhensions sur les scrutins à venir de 2026 de 2027, avec en toile de fond une hystérisation du débat public et la montée des extrêmes. Dans ce contexte, Laurence Quinaut, DGS de la ville et la métropole de Rennes, appelle « les cadres dirigeants à ne pas être déconnectés des attentes des agents et des citoyens. Cela doit être une préoccupation permanente de leur façon de travailler ».
En cette période particulière, les participants aux ETS ont alerté, plus que jamais, sur la nécessité de défendre le service public et ses bienfaits sur une société en crise. Dans les débats et les allées du Palais des congrès de Strasbourg, de nombreux témoignages ont pointé toutes sortes de dérives menaçant la stabilité de la République et de l’État de droit. La remise en cause d’un corpus de règles communes alarme les cadres pour le devenir de leurs valeurs. Désinformation, refus grandissant de vérités objectives et déferlante des réseaux sociaux alimentent ce climat bien souvent délétère. La tâche devient de plus en plus ardue pour les dirigeants territoriaux, d’autant que chez les agents, le vote Rassemblement national (RN) ne cesse de gagner du terrain.

Inquiétudes de bascules vers les extrêmes

À l’approche des municipales, bon nombre de cadres s’inquiètent du risque de bascules politiques vers les extrêmes et en particulier vers le RN. Ils n’osent pas forcément en parler et restent souvent discrets. Anne-Sophie Dournes, DGS de Saint-Denis et intervenante lors d’une table-ronde, n’hésite pas à afficher cette inquiétude en pointant le scrutin de mars 2026 et encore plus l’élection présidentielle de 2027. « Ce type d’appréhension se retrouve souvent lors de réunions de cadres, exprime-t-elle. Je pense notamment à une réunion récente de cadres de santé ayant évoqué une remise en cause de l’AME [aide médicale de l’État] qui irait à l’encontre nos valeurs ».
« Quel comportement faudrait-il avoir en cas d’arrivée du RN à la tête d’une mairie ? », s’interroge un DGS, rencontré dans les allées des ETS. « Le DGS et les cadres sont garants de l’unité mais aussi de la légalité », rappelle Laurence Quinaut. « Quand il n’existe plus rien, l’administration demeure », lance Philippe Breton politologue et psychanalyste, en rappelant notamment la période de la Deuxième Guerre mondiale.
Pour sa part, Patrick Pincet, DGS de la ville de Lille, s’alarme du « risque de remise en cause de l’État de droit, de notre pacte commun, de principes comme la non-discrimination ou même de la loi de 1982 sur la fonction publique ». Et de s’interroger : « Comment serait-il possible de travailler avec des gens remettant en cause l’équité, le respect du droit ou certaines vérités scientifiques, en particulier sur le climat ».
Réagissant aux débats en plénière, le DGS de Saint-Julien-en-Genevois (Haute-Savoie), Nouare Kismoune, s’est dit « terrorisé » par la perspective d’une victoire RN à la présidentielle de 2027. « Face au risque d’une bascule du droit, les collectivités constitueront des ilots de résistance », espère-t-il. Mais le pourront-elles et en auront-elles les moyens ? Difficile aujourd’hui de répondre à cette question.

« Un stress individuel et institutionnel »

Sur le thème des ETS de cette année, « Élus et cadres dirigeants : une relation clef pour l’action publique locale », Raphaëlle Pointereau, directrice de l’Inet et DGA du CNFPT, a insisté sur cette relation qui constitue « le moteur du fonctionnement d’une collectivité et des politiques locales ». Sur le même registre, Valentin Rabot, maire d’Achenheim et vice-président de l’Eurométropole de Strasbourg en charge des RH, met en avant « des relations qui doivent s’exercer absolument sous le signe du respect et de la confiance ». Selon l’élu, « il faut une reconnaissance mutuelle et des partages réguliers avec une nécessaire humilité. Nous devons faire rentrer dans nos organisations de l’émotion et de la vulnérabilité ». « Ce couple élu/DG devient de plus en plus émotionnel dans le contexte des différentes crises », abonde Philippe Breton.
« La partition des rôles entre élus et cadres est moins stéréotypée qu’à une époque où la légitimité démocratique faisait face à la gestion administrative et la faculté à faire tourner l’administration, souligne Belkacem Mehaddi, le directeur général du CNFPT. Ils sont tous dans le même bateau avec une approche beaucoup plus pragmatique ». Cela ne signifie pas pour autant une relation forcément idyllique ! Lors d’un sondage fait en direct auprès de l’assistance d’une table-ronde, il ressort une faible adhésion à l’idée d’un binôme qui travaille bien ensemble avec seulement 29 % de réponses. « Nous sommes toujours en état d’alerte avec un stress individuel mais aussi institutionnel, reconnaît Gaëlle Stricot Berthevas, maire de Saint Abraham et présidente du centre de gestion du Morbihan (CDG 56). À cela s’ajoute la pression permanente des réseaux sociaux sur les élus et donc aussi sur les DGS ».

Prévenir les élus sur les risques

L’évolution des relations élu/DG signifie aussi de mieux communiquer et de se dire les choses. « La question de la neutralité concerne plus le service public que le fonctionnaire en tant que tel, estime Patrick Pincet. Il n’a pas à se taire. On peut tout dire à son maire et on a même le devoir de le faire mais en tête à tête et pas devant son équipe ». Dans les relations élus/cadres dirigeants, « exprimer ses désaccords est essentiel », juge Muriel Fabre, maire de Lampertheim, vice-présidente Eurométropole de Strasbourg et secrétaire générale de l’AMF. Selon elle, « la transparence et la sincérité permettent le dialogue. J’attends de l’administration qu’elle s’exprime ». En début de mandat, Anne-Sophie Dournes préconise de rédiger une note de service pour rappeler ce qu’est le devoir de réserve. Dans la répartition des rôles entre l’élu et le DGS, elle estime que l’adoption d’une charte de gouvernance peut servir.
Parmi les constats partagés : le rôle premier des cadres dirigeants est de prévenir les élus sur les risques dans l’exercice de leur mandat. « On reproche souvent à l’administration sa lenteur mais la plupart des délais sont contraints car réglementaires », souligne Laurence Quinaut. Ce qui ne l’empêche pas d’admettre la nécessité de savoir faire parfois un pas de côté face à des rigidités et de dire oui aux services pour avoir plus de souplesse pour affronter certaines difficultés.
Autre conseil formulé : une clarification des missions de chacun. « Pour éviter les zones grises et une rupture de confiance, il faut le faire dès le début de mandat », affirment bon nombre de DG. Et d’estimer que cela génère de la confiance, indispensable pour déléguer. Quand cela se passe mal, Belkacem Mehaddi rappelle le dispositif du CNFPT pour l’accompagnement à la mobilité des DG en situation de décharge de fonctions. « Il st important en pouvant aider à un moment où la solitude du dirigeant territorial est bien plus grande », souligne-t-il.

Binôme maire/DGS en formation

Gaëlle Stricot Berthevas, qui préside aussi l’Aric Bretagne (Association régionale d’information des collectivités territoriales), plaide pour donner un coup d’accélérateur à la formation des élus, jugeant même qu’elle devrait être obligatoire en début de mandat. « Cela leur permettrait un réel portage politique », met-elle en avant. Anne Jestin, DGS de la métropole de Lyon, partage le même constat afin que « l’élu puisse donner une identité à un projet et en être un facilitateur car c’est lui qui le porte ». La présidente du CDG 56 défend aussi les bienfaits du binôme maire/DGS (ou secrétaire général de mairie) en formation. « Ce type de formation est vraiment utile notamment sur la transition écologique », estime-t-elle.
Raphaëlle Pointereau, DGA du CNFPT et directrice de l’INET, souligne l’offre de formation pour les municipales, proposée par le CNFPT avec l’AMF, avec des modules notamment sur les relations avec les élus ou l’appréhension des différentes transitions. « Cette offre concerne l’avant, le pendant et l’après avec des conseils pour bien débuter le mandat, explique-t-elle. Il faut rappeler que le DGS est le garant de la continuité et de la légalité de l’action municipale. Il y a un principe de continuité de l’administration lors de l’arrivée d’un nouvel exécutif ». Raphaëlle Pointereau met aussi en avant les rencontres territoriales organisées depuis plusieurs mois pour expliquer ce dispositif, avec en plus la possibilité de rendez-vous individuels en particulier sur la question des décharges de fonctions, sachant que le mercato des DG pourrait être particulièrement important après le scrutin de mars prochain.
« Nous avons des parachutes en tant que fonctionnaire mais s’il y a des problèmes de valeurs en cas d’alternance, mieux vaut partir pour pouvoir se regarder dans la glace le matin », lance Patrick Pincet. Selon lui, « la résignation ne peut pas faire partie de notre vie de dirigeant territorial ». Et d’ajouter : « il faut une loyauté de tous les instants envers l’élu ». « Si une décision enfreint vos valeurs, il  faut en tirer les conséquences ». « Je ne sais pas si l’on peut rester neutre dans l’exercice de nos fonctions », complète la DGS de Saint-Denis. Et de défendre « la loyauté, nécessaire vis-à-vis du maire mais aussi vis-à-vis des agents ».

Le DGS, « un rabat-joie utile »

Gaëlle Stricot Berthevas définit le rôle du DGS auprès de l’élu comme « un rabat-joie utile ». Un concept qui fait réagir et sourire l’auditoire des ETS mais qui finalement semble convaincre. « Le DGS constitue un filtre nécessaire de l’administration pour rendre un projet opérationnel et éviter les risques, explique la maire de Saint Abraham. Ce rabat-joie permet aux élus d’éviter plein d’écueils et au final de pouvoir trancher, en disant oui ou non de façon argumentée ». Selon elle, cela se fait assez naturellement avec une confiance qui ne se décrète pas mais qui se construit. Et de conseiller ainsi, en  début de mandat, de « bien clarifier et définir le rôle de chacun afin de fluidifier les relations et faciliter la décision partagée ». La définition d’un bon binôme passe « des compétences qui doivent s’additionner et non pas se soustraire ». Autre conseil : organiser des rencontres et des séminaires entre élus et dirigeants tout au long du mandat pour que « la confiance et les bonnes relations se maintiennent voire se renforcent ».
Philippe Breton prêche en faveur de plus d’argumentation. « Une administration qui fonctionne bien mobilise le goût pour la rationalité mais attention car celle-ci peut constituer l’ennemie de  l’argumentation, juge le politologue. Il faut donc apprendre la vertu de l’argumentation – elle n’est pas innée – et l’entretenir pour les cadres comme les élus ». Dans le même esprit, Belkacem Mehaddi, directeur général du CNFPT, estime que « dans une société qui se polarise, il faut redonner au débat et à l’argumentation toute leur noblesse. C’est un élément essentiel de la confiance entre élus et cadres dirigeants. La transparence, le donner à voir et l’expression des doutes respectifs constituent aussi les conditions de cette confiance ».

Philippe Pottiée-Sperry


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