En France, inquiétude autour des prescriptions médicales d’opioïdes

Publié le 22 mars 2024 à 15h00 - par

« Ça guérit du mal, mais ça peut vous détruire de l’autre côté ». Philippe Giffaut a consommé de l’oxycodone pendant 12 ans avant de réaliser qu’il était devenu « accro » à ce médicament opioïde, et de pousser la porte d’un centre spécialisé.

En France, inquiétude autour des prescriptions médicales d'opioïdes
© Par EmilianDanaila - Pixabay.com

Père de trois enfants, ce passionné de cyclisme âgé de 58 ans suivait ce traitement pour soulager des douleurs lombaires. Il explique avoir vite plongé « les deux mains, les deux bras, et les deux pieds » dans un « engrenage » de dépendance.

Chaque année, des millions de Français bénéficient comme lui d’une prescription d’un médicament antalgique opioïde (MOA), des antidouleurs puissants, mais hautement addictifs dont l’usage suscite l’inquiétude des professionnels de santé.

La surprescription de ces MOA – dont l’oxycodone – est généralement considérée comme le déclencheur de la crise sanitaire dite du fentanyl, qui a déjà fait plus d’un demi-million de morts aux États-Unis.

Entre 1999 et 2021, près de 280 000 personnes sont décédées d’une surdose impliquant un opioïde obtenu sur prescription médicale. Rien qu’en 2021, ces substances ont causé 45 décès par jour. Médecins, laboratoires et entreprises ont été mis en cause outre-Atlantique – voire condamnés – pour leur responsabilité dans cette épidémie.

En France, spécialistes et autorités rejettent d’une même voix toute comparaison avec les États-Unis. Mais le risque de ces addictions sur ordonnance est surveillé de très près. Tramadol, oxycodone, morphine, fentanyl… Quelque 10 millions de Français ont reçu au moins une prescription de médicaments opioïdes antalgiques en 2015, selon le dernier état des lieux dressé par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) en 2019.

« Bien qu’aujourd’hui, en France, la consommation des opioïdes n’atteigne pas le niveau des États-Unis ou de l’Angleterre, elle est cependant en augmentation », notait la Haute autorité de santé en 2022 dans des recommandations aux médecins pour éviter une « banalisation » des prescriptions.

Progression

Entre 2000 et 2017, le nombre d’hospitalisations en lien avec la consommation d’antalgiques opioïdes obtenus sur prescription médicale est passé de 15 à 40 pour un million d’habitants. Et sur quinze ans (2000-2015), les décès liés à leur usage ont augmenté de 1,3 à 3,2 pour un million d’habitants, avec au moins 4 décès par semaine, note l’ANSM.

Rien à voir avec les chiffres américains, mais « il faut avoir en tête ce qui se passe aux États-Unis, même si les systèmes ne sont pas superposables », estime Joëlle Micallef, présidente du réseau français d’addictovigilance et responsable du centre de Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Corse. Cette structure est l’une des 13 vigies qui surveillent l’émergence de « toutes les substances psychoactives à potentiel d’abus » depuis 1990. « La convergence de différentes sources » montre que « les médicaments opioïdes antalgiques qui avaient une place relativement marginale progressent petit à petit », note cette médecin pharmacologue. « Douze à treize millions de Français sont exposés aux MOA », ajoute le Dr Micallef. Champion des prescriptions, le tramadol, un antidouleur aux « 6 millions de patients bénéficiaires ».

« Une épidémie n’arrive pas d’un jour à l’autre », fait remarquer Francesco Salvo, le responsable du centre régional de pharmacovigilance de Bordeaux. Il décrit un « puzzle qui se met en place » et regrette « l’élargissement de l’utilisation thérapeutique des opiacés » en France.

En mai 2023, la société française de pharmacologie (SFPT) s’inquiétait elle aussi de la hausse des prescriptions d’oxycodone.

« Formule magique »

La prescription des antalgiques opioïdes – certains sont classés comme stupéfiants – est très encadrée : délivrance sur ordonnance sécurisée pour certaines substances, durée maximale de prescription, réexamen régulier du patient. Mais plusieurs patients contactés par l’AFP assurent avoir bénéficié de prescriptions au-delà des durées limites.

Sara (prénom modifié), 40 ans, est l’une d’elles. Depuis l’adolescence, elle souffrait de migraines « à se taper la tête contre les murs ». Alors en 2016, son médecin généraliste lui a prescrit du dafalgan codéiné, puis du tramadol pendant plus de deux ans. « C’était des effets incroyables, comme si j’avais trouvé une formule magique », décrit cette ex-comptable en reconversion. Peu à peu, elle augmente les doses au-delà de la posologie fixée par son médecin, qui ne déprescrit toutefois pas le traitement.

L’oxycodone « me soulageait au départ ». Mais « au bout de deux, trois ans, le caractère en subissait les conséquences (…), ça m’a soulagé en me détruisant par ailleurs », décrit Philippe Giffaut. Lui et d’autres décrivent l’apparition de sueurs froides, d’états dépressifs et une « peur de manquer ». « J’étais dans le jardin à bricoler et au bout de deux heures je m’arrêtais parce que le cerveau me disait d’aller taper dans la boîte », dit-il.

« Les symptômes de manque aux antalgiques opioïdes sont exactement les mêmes que les symptômes de manque à l’héroïne », détaille Nicolas Authier, psychologue en charge d’une consultation sur les dépendances médicamenteuses à Clermont-Ferrand. Parmi eux, il cite des « douleurs dans tout le corps, de la transpiration, la chair de poule, des troubles du sommeil, une anxiété très importante, des tremblements ».

Risque de détournement

Mais comment identifier les risques de détournement et les troubles de l’usage, dont les causes – automédication, falsification d’ordonnances, renouvellement indu de prescription – peuvent être multiples ?

« Il n’existe pas de critères qui permettraient de dire “stop, ce médicament a été trop longtemps prescrit” », détaille M. Authier. Si « l’Assurance maladie peut mettre en place des mesures de contrôle sur certains traitements, elle n’est pas toujours en mesure de savoir ce que l’on traite ». Pour la majorité des bénéficiaires d’antalgiques opioïdes, « tout se passe bien », note-t-il. Mais pour certains, « il peut y avoir un bénéfice qui s’écrête au fur et à mesure » avec davantage « d’effets indésirables ».

Interrogée sur la surveillance de ces prescriptions, l’Assurance maladie répond que « la lutte contre le mésusage fait l’objet d’une politique de santé publique pilotée par l’ANSM », qui n’était pas en mesure d’apporter plus de précisions aux demandes de l’AFP et renvoie à son état des lieux (2019).

Pour M. Giffaut, le départ en retraite de son médecin généraliste et la consultation d’un autre professionnel de santé ont fait office de déclic. « Quand il a découvert ce que je prenais, il était étonné et m’a demandé comment j’en étais arrivé là », confie le commercial. « J’étais au pied du mur, j’avais une seule envie c’était de m’en sortir ». Après avoir diminué les doses, son médecin l’oriente vers une structure spécialisée en addictologie qui lui prescrit un substitut.

Réseaux illicites

Bien que les patients dépendants aux MOA ne soient « pas majoritaires » dans ses consultations, leur proportion « augmente », observe elle aussi Anne Clarissou, médecin au centre d’addictologie de Saint-Brieuc (CSAPA). « Le problème, c’est l’identification de l’addiction. Il faut du temps avant que les patients arrivent à un centre spécialisé », note-t-elle, redoutant que « de nombreuses situations d’addiction passent sous les radars ».

L’hypothèse que des patients pharmacodépendants ne parvenant plus à obtenir des prescriptions se tournent, faute d’une prise en charge adaptée, vers d’autres sources d’approvisionnement, notamment illicites, suscite également la crainte des autorités. Avec une substance spécialement scrutée, le tramadol.

Cet antalgique « partage certains aspects du phénomène fentanyl » observé aux États-Unis et caractérisé par l’apparition de « toxicomanes légaux, puis le développement d’une consommation détournée », avertit un agent de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Les achats de tramadol sur le marché illicite sont « très difficiles à quantifier », mais ce médicament peut entraîner « de l’accoutumance voire de la dépendance », poursuit le fonctionnaire. On observe « des niveaux de prescriptions pouvant entraîner un détournement de son usage par certains patients ».

Une crainte également alimentée par l’explosion du trafic de drogues de synthèses en France, en particulier les dérivés de l’opium.

Après un long périple, Philippe Giffaut assure aujourd’hui avoir mis son addiction derrière lui. Il lui arrive même d’oublier parfois de prendre son médicament de substitution : « une victoire ».

Copyright © AFP  : « Tous droits de reproduction et de représentation réservés ». © Agence France-Presse 2024


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