Depuis une dizaine d’années, la montée en puissance des dispositifs de compliance et l’instauration de canaux d’alerte dans la fonction publique ont profondément modifié la manière dont les administrations traitent les risques liés à la santé, à la sécurité ou encore à la probité de leurs agents. L’enquête administrative ou enquête interne s’est ainsi imposée comme un passage obligé : avant de sanctionner, de réorganiser un service ou de saisir la justice, l’employeur public doit d’abord vérifier la réalité des faits qui lui sont rapportés, en mesurer l’ampleur et identifier les responsabilités éventuelles (AFA/ PNF, Guide pratique relatif aux enquêtes internes anticorruption, 14 mars 2023 ; Décision-cadre 2025-019 du 5 févr. 2025 relative à des recommandations générales destinées aux employeurs publics et privés concernant les enquêtes internes réalisées à la suite de signalement pour discrimination). Si son cadre d’ouverture est organisé, son régime ne repose actuellement que sur des guides de bonnes pratiques. Une telle absence de base normative nourrit une insécurité juridique qu’une maîtrise des principes fondamentaux doit permettre de limiter.
Définition et finalité
L’enquête administrative est une démarche d’investigation, menée à l’initiative d’une entité (publique, en l’espèce), aux fins de comprendre un comportement, un évènement ou une pratique susceptibles de constituer une irrégularité. Elle se déploie dans des domaines variés : gestion des ressources humaines, notamment en cas de harcèlement moral ou sexuel (CGFP, art. L. 134-1 et s.), situations de discrimination (loi n° 2019-828 du 6 août 2019), ou encore déontologie (loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 dite Sapin II).
Sa finalité est d’établir la réalité des faits allégués, d’en identifier les auteurs, les causes et les conséquences, de protéger les agents et l’administration, de prévenir la récidive et de fournir à l’autorité les éléments nécessaires à toute décision ultérieure. Dans bien des cas, elle constitue aussi un moyen de défense face à d’éventuelles actions contentieuses (CE, 28 janv. 2021, n° 435956-B).
Déclencheurs et canaux de saisine
L’ouverture d’une enquête interne répond toujours à un signal. Il peut s’agir d’une alerte déposée dans le cadre d’un dispositif de signalement (décret n° 2020-256 du 13 mars 2020 ; CGFP, art. L. 135-1 à L. 135-6), de la découverte de faits litigieux, d’un audit, d’un contrôle ou encore de l’intervention d’une autorité de poursuite.
La voie interne – registre de signalement prévu par le décret n° 2017-564 du 19 avril 2017, référent désigné, boîte fonctionnelle dédiée – reste la plus fréquente.
Mais la voie externe est parfois empruntée, notamment auprès du Défenseur des droits ou des autorités listées par la loi. Cette diversification s’accompagne d’une exigence renforcée de protection des lanceurs d’alerte (CGFP, art. L. 135-1 à L. 135-4).
L’engagement d’une enquête interne relève du pouvoir discrétionnaire de l’autorité administrative (CE, 15 mars 2004, n° 255392), cette décision constituant une simple mesure d’ordre intérieur. Mais l’absence d’enquête pourrait constituer une faute de nature à engager sa responsabilité en cas de dommage, à défaut d’avoir fait la lumière sur les agissements dénoncés.
Qui pour conduire l’enquête ?
Le choix de l’enquêteur est déterminant pour la crédibilité du processus. Trois options s’offrent aux employeurs publics : l’administration elle-même (inspection générale, DRH), un cabinet externe ou un avocat enquêteur (annexe XXIV au RIN, Vademecum de l’avocat chargé d’une enquête interne). Le Défenseur des droits recommande explicitement, dans ses décisions de 2020 et 2021, de confier les enquêtes en matière de harcèlement à un intervenant extérieur à la hiérarchie. Si les administrations ont toujours conduit des enquêtes internes en réalité, elles professionnalisent de plus en plus leurs équipes pour en maîtriser le processus, mettant même en place des « pools » d’enquêteurs internes pour répondre à leurs besoins croissants en la matière.
Principes essentiels gouvernant l’enquête
Même dépourvue de cadre légal formel, l’enquête interne ne saurait se déployer sans respecter certains principes cardinaux. L’impartialité s’impose d’abord (CE, sect., 29 avril 1949, n° 82790 ; repris à CRPA, art. L. 100-2). La proportionnalité et la nécessité commandent ensuite de limiter les investigations aux seuls faits en cause, afin de ne pas porter d’atteinte excessive aux droits des agents (CEDH, 17 octobre 2019, n° 1874/13).
La compétence des enquêteurs, formés à ce processus, est également requise par les standards européens et nationaux (Accord-cadre européen sur le harcèlement moral et la violence au travail, 26 avril 2007, COM(2007) 686 final ; Défenseur des droits, décis. n° 2020-095 du 20 avril 2020).
Le principe de loyauté irrigue à la fois les méthodes d’enquête et la collecte de la preuve : si la preuve est libre, en revanche sont prohibés les stratagèmes déloyaux, disproportionnés (CE, 16 juillet 2014, n° 355201 ; Ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et 21-11.333).
Les recommandations européennes rappellent l’exigence de confidentialité stricte (Recomm. 92/131/CEE du 27 novembre 1991 ; Accord-cadre européen sur le harcèlement moral préc. ; Défenseur des droits, décis. n° 2020-095 préc.).
À noter : les droits de la défense ne s’appliquent pas à ce stade. Ils n’interviennent que lors de la procédure disciplinaire elle-même, si elle a lieu. Ainsi, l’enquête n’a pas à être conduite de manière contradictoire (CE, 10 juillet 2019, n° 411964), les agents publics impliqués ne bénéficient ni du droit à l’assistance (CAA Bordeaux, 27 février 2024, n° 22BX00560), ni de l’information de l’accès à leur dossier, ni du droit au silence (CE, sect., 19 décembre 2024, n° 490157).
Suites de l’enquête
À l’issue des investigations, plusieurs scénarios se présentent. L’administration peut décider d’engager des poursuites disciplinaires. Le délai de prescription de trois ans (CGFP, art. L. 532-2) court à compter de la « connaissance effective » des faits, qui résultent généralement de la remise du rapport d’enquête.
Mais la réponse ne se limite pas à la sanction. Des mesures correctives peuvent être mises en œuvre, qu’il s’agisse d’une action de formation ciblée, d’une réorganisation du service ou d’une sensibilisation collective. Enfin, lorsque les faits sont d’une gravité particulière, l’administration doit en informer l’autorité judiciaire (C. pr. pén., art. 40).
Communication du rapport
Par nature, le rapport d’enquête constitue un document administratif communicable (CRPA, art. L. 311-2), mais certaines mentions doivent être occultées lorsqu’elles portent sur la vie privée, le secret médical ou le comportement d’un tiers identifiable (CRPA, art. L. 311-6). L’agent mis en cause peut accéder au rapport, une fois achevé et dépourvu de caractère préparatoire, sous réserve des occultations nécessaires (CADA, avis n° 20152782 du 30 juillet 2015 ; Avis n° 20216569 du 16 décembre 2021).
Le Conseil d’État distingue les enquêtes systématiques, préventives, qui ne sont pas communicables, des enquêtes circonstancielles, déclenchées après un signalement, qui doivent l’être (CE, 28 janvier 2021, préc.).
Enfin, l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 impose que l’agent poursuivi disciplinairement ait accès au rapport d’enquête et aux procès-verbaux d’audition utiles à sa défense (CE, 5 février 2020, n° 433130 ; CAA Bordeaux, 3 octobre 2024, n° 22BX01815).
L’administration doit ainsi concilier deux impératifs contradictoires : garantir le droit de l’agent à se défendre, tout en protégeant les témoins, par l’anonymisation lorsqu’existe un risque avéré de préjudice (CE, sect., 22 décembre 2023, n° 462455).
Valeur de l’enquête interne
L’enquête interne a pour finalité d’éclairer l’autorité compétente sur la matérialité des faits allégués, leur ampleur ainsi que les responsabilités susceptibles d’être engagées. Elle constitue ainsi un instrument d’investigation interne : elle n’a qu’une valeur probatoire, elle-même appuyée sur des témoignages et pièces recueillis au cours des investigations, pour fonder des décisions administratives, et en particulier des décisions disciplinaires.
Toutefois, la légalité de ces dernières peut être fragilisée si l’enquête interne a été conduite en méconnaissance des principes directeurs qui gouvernent toute procédure administrative, de nature à vicier l’appréciation portée par l’autorité disciplinaire (CE, 18 novembre 2022, n° 457565).
Il est donc recommandé de ne pas fonder une décision disciplinaire exclusivement sur les conclusions d’une enquête interne. Il faut corroborer ces éléments par d’autres circonstances de fait, établies par des pièces ou témoignages extérieurs à l’enquête.
Delphine Krust, Avocate au Barreau de Paris, SCP KRUST – PENAUD
