Villandraut, son château du XIVe siècle, son millier d’habitants et comme ailleurs, ses retraités à la peine, voire « en panique » à l’heure des impôts par internet. Une dizaine de seniors s’est enhardie à grimper dans le « bus numérique » lancé par la CARSAT (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail), annoncé pour la journée sur la place du village girondin.
« S’il vous plaît, on l’allume comment ? » Un rire gêné fuse d’un des 12 postes informatiques, aménagés dans le confortable car climatisé, relooké en vert : bienveillance et réassurance seront les touches les plus activées de la journée. « C’est que je suis mal dégrossie, un peu nounouille… ».
Pendant des heures, Sandrine, la formatrice, va naviguer avec doigté entre les questions candides ou affolées : « Hou, qu’est-ce que j’ai fait, là ? » Pousser la jeune septuagénaire qui « a une adresse mail, sait aller sur internet » mais pas transférer des photos. Encourager celle sans connexion mais « qui veut acheter un ordinateur d’ici la fin de l’année… Bien obligée. » Ou amadouer telle autre, plus raide, que l’informatique « n’intéresse pas » et qui quittera le car à la pause.
« Qui va nous aider ? »
« Il y en a qui ne dorment pas la nuit d’avant venir ici », assure Corinne Hébert, coordinatrice du car, fourni par le prestataire privé SAS SVP (Solutions vie pratique). « Il y a ceux qui ont peur, ceux qui se sentent nuls ou rejetés, parce qu’ils n’ont pas appris. Il y a des curieux, intéressés. Et puis les réfractaires. Une question revient tout le temps : Qui va nous aider ? ».
Des pré-retraités jusqu’au grand âge (85 ans ou plus), les « passagers » du car, « à 45 % environ, n’ont pas d’adresse électronique. Et la grande majorité de ceux-ci n’ont pas d’outil du tout », diagnostique Corinne Hébert. « Et puis il y a la peur sur les données personnelles, le besoin de conseil à l’achat. Et pour les petits retraites, juste l’impossibilité de se payer le matériel… ».
Lancé fin 2016, le « bus numérique » est dans sa deuxième saison : environ 200 villages-étapes, 2 500 bénéficiaires. Et un émule déjà, qui sillonne le Centre-Val-de-Loire.
« Quand il y a 2-3 ans a été annoncée la dématérialisation totale de la déclaration fiscale, la suppression du papier, on a eu une remontée de terrain, des phénomènes de quasi-panique chez certains de nos assurés retraités », se souvient Pierrick Chaussée, directeur-adjoint de la CARSAT Aquitaine.
En jargon social, on appelle cela « déprise sociale de compétence », autrement dit des dizaines de milliers de derniers de cordée de l’informatique. Une « fracture numérique » connue mais ici décuplée par l’informatisation de l’offre sociale, et par l’isolement souvent propre aux seniors.
« L’institution crée la fracture »
« Le problème, c’est l’accélération », insiste M. Chaussée. Ça va très, très vite. Des évolutions technologiques, on en a toujours connues mais un certain nombre de personnes sont perdues par rapport à ce rythme ».
Cruel paradoxe : « institutionnellement, on créé de nouvelles fractures sociales » avec les orientations prises, aussi légitimes soient-elles. « Car le virage numérique, il n’est pas à prendre, il est pris. Le problème, c’est sortir du virage : soit on maîtrise la trajectoire, soit on s’envoie dans le décor ».
C’est là qu’intervient le car, dépêché dans les territoires pour « dédramatiser, démystifier, rassurer » et diriger ce public fragilisé vers un accompagnement durable. Si les collectivités et associations ont les moyens : car à 2 700 euros TTC la journée, les CARSAT n’ont pas vocation à financer des flottes de « bus numériques ».
À mesure de l’atelier, détente et blagues s’installent dans le car, riposte adéquate au déluge de concepts sur les débutants : « périphérique détecté », « défragmenter le disque dur », « pavé tactile », « dossiers/fenêtres ». Des yeux roulent, des « Pffff » de désespoir fusent. Mais aussi parfois la lumière, le lien recréé : « Aaaaah, OK ! ».
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