Nouvelle planification, rôle de l’administration, parité, reconversion écologique de l’économie, Dominique Méda fait le point dans notre entretien.
Qu’est-ce que le monde désirable que vous appelez de vos vœux ? Pourquoi devrait-il devenir notre boussole collective ?
Face à la menace existentielle qui pèse sur nous, et plus encore sur les générations à venir, la priorité absolue est claire. Nous devons engager résolument nos sociétés dans une reconversion écologique profonde. Si on ne fait rien, ce sont des bouleversements radicaux (sociaux, politiques, économiques, etc.) qui nous attendent.
Mais au-delà de l’urgence, attirons l’attention sur la dimension désirable de cette transformation car il s’agit aussi – et peut-être surtout – de dessiner une société plus vivable, plus juste, plus humaine. Je suis convaincue que le changement ne se fera pas uniquement par contrainte, mais par l’adhésion à une vision positive de l’avenir. C’est pourquoi je veux orienter les regards sur la société à laquelle on aboutirait si on s’engageait dans cette transformation.
À la clef, ce sont des bénéfices concrets qui attendent nos sociétés : en matière de santé d’abord (avec moins de pollution, moins de pesticides, etc.), d’alimentation, de fertilité des sols, de qualité des liens sociaux et aussi d’emploi et de travail. C’est cette articulation entre cohésion sociale et soutenabilité écologique qui, selon moi doit guider l’action publique, et qui me semble profondément désirable.
En quoi la reconversion écologique implique-t-elle de repenser profondément notre rapport au travail ?
La reconversion écologique nécessitera la création de nombreux emplois. Et si nous sommes intelligents dans notre manière de faire, elle pourrait aussi être l’occasion de repenser notre rapport au travail et même le travail lui-même : c’est une opportunité de le désintensifier, de le rendre plus épanouissant, plus respectueux du vivant. Il faut en finir avec un modèle fondé sur l’extraction – extraction des ressources, mais aussi des corps et des esprits.
Il s’agit d’apprendre à travailler autrement : avec des gestes plus doux, moins violents, en cessant de considérer la nature comme une ennemie à dominer. La modernité industrielle a longtemps été animée par cette idée qu’il fallait extorquer à la nature ses secrets, la forcer, l’exploiter. Nous devons désormais adopter une approche radicalement différente – plus respectueuse, plus sobre, plus réparatrice.
C’est ce que propose très justement la Convention des entreprises pour le climat lorsqu’elle évoque la nécessité de passer d’une économie extractive à une économie régénérative et la bascule vers l’entreprise régénérative. Il ne s’agit plus d’épuiser les sols et les gens, mais de trouver une manière de produire qui permette aux uns et aux autres de se régénérer. Cela suppose un usage plus parcimonieux des ressources, humaines comme naturelles, et une attention au long terme.
Quelles transformations cette « économie régénérative » que vous évoquez permet-elle concrètement ?
On le voit bien aujourd’hui, cette question du travail est devenue centrale. Les analyses sont unanimes, même les voix les plus libérales reconnaissent l’intensification dramatique du travail : les cadences s’accélèrent, les exigences s’alourdissent, et l’épuisement gagne. Nous appliquons aux personnes le même régime que nous infligeons aux sols : pression, rendement, appauvrissement. La perte de sens est un signal fort qui traverse les entreprises et les administrations.
Je suis particulièrement inquiète de ce point de vue, du mal-être qui traverse la fonction publique. Les agents publics servent l’intérêt général et ils prennent soin de l’ensemble de la société, ils sont des remparts aux crises. C’est le sens de leur engagement qui ne peut se mesurer en termes de rentabilité. Or, ils sont nombreux à témoigner, notamment dans le monde de la santé mais cela s’étend à l’ensemble des services publics désormais, combien ils doivent parfois saboter leur travail, pour se dépêcher au nom de la rentabilité au détriment de l’humain, du soin et de la qualité du service public. Cela impacte la qualité du service public rendu et l’engagement des agents publics.
Il est temps de sortir de ce paradigme. J’aime beaucoup, à ce titre, la pensée d’Aldo Leopold, qui écrivait dès 1949 qu’il nous fallait passer d’un imaginaire de la conquête et de l’exploitation à une éthique du soin – « prendre soin » de la nature, mais aussi des humains, par le travail. Travailler, ce n’est pas seulement produire des biens ; cela peut être aussi réparer, régénérer, contribuer au bien commun.
En quoi les Ressources humaines ont-elles un rôle central à jouer dans cette transition ?
La reconversion écologique n’est pas uniquement une question technique ou économique, c’est aussi une transformation humaine, organisationnelle, culturelle. Et les ressources humaines (RH) vont jouer un rôle absolument central dans ce processus. Le Lierre et l’association Une fonction publique pour la transition écologique viennent d’ailleurs de sortir un guide « RH et Transition écologique » pour l’action publique et la fonction publique.
Le changement climatique transforme déjà nos conditions de travail. Les RH doivent anticiper : adapter les postes, accompagner les plus vulnérables, penser les reconversions. Ce n’est pas qu’une affaire technique, c’est une transformation humaine et organisationnelle.
Quelles sont les conditions pour réussir cette transition dans les territoires et les métiers ?
Les transitions doivent être pilotées avec finesse, secteur par secteur, territoire par territoire. Cela suppose d’identifier les secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre, comprendre lesquels vont nécessairement décroître, et en parallèle, soutenir activement les secteurs qui doivent croître : la rénovation thermique des bâtiments, les mobilités douces, l’agriculture durable, les énergies renouvelables, le soin, l’éducation, etc.
Ce travail d’anticipation est à la fois stratégique et très technique. Il suppose une cartographie fine des emplois menacés, des compétences disponibles, des besoins émergents. Il faut également veiller à maintenir un maximum d’emplois sur les territoires, éviter les fractures géographiques, accompagner les mobilités professionnelles quand elles sont inévitables. Et surtout, il faut massivement investir dans la formation, dans l’ajustement des compétences.
Aujourd’hui, je suis frappée par le fait qu’il n’existe pas – ou pas encore – d’opérateur clairement identifié, à l’échelle nationale et locale, capable de porter cette ingénierie de la transition. Ce rôle d’accompagnement, de coordination, de mise en cohérence, me semble absolument essentiel à inventer ou à renforcer.
Vous insistez également sur l’enjeu d’un récit collectif.
Oui car on ne peut pas seulement « gérer » cette transition : il faut aussi en faire une aventure partagée. Il faut expliquer, embarquer, donner du sens. On retrouve ici le rôle des RH : expliquer le pourquoi du changement, rendre visibles les chemins de reconversion, permettre à chacun et chacune de se projeter dans un avenir désirable. C’est un véritable travail de chef d’orchestre, au service d’une vision plus juste, plus soutenable du travail et de l’économie.
Dans ce contexte, le rapport « Plan de programmation des emplois et des compétences. Mission préparatoire », piloté en 2019 par Laurence Parisot, évoquait le besoin de réorganiser les emplois autour de cette transition. Ce rapport montrait qu’il y aurait peu de « nouveaux métiers » à proprement parler, mais plutôt une transformation profonde des métiers existants. De nombreux rôles émergeront dans le conseil, l’animation territoriale, la coordination des transitions. Et la fonction publique a un rôle déterminant à jouer de ce point de vue, à la fois dans la planification stratégique à l’échelle nationale, et dans l’accompagnement très concret des territoires.
Fin du statut de la fonction publique, fonctionnaires bashing, le monde désirable se fera-t-il sans agent et service public ?
Absolument pas. De tels changements ne pourront advenir sans une impulsion forte de la puissance publique, en coordination étroite avec les entreprises, les territoires, les partenaires sociaux. Une impulsion politique forte est indispensable, du local au niveau européen. Nous avons besoin d’une véritable planification — nationale et européenne – à l’image du plan Monnet, mais adaptée aux enjeux du XXIe siècle.
Un texte que je cite souvent est la Lettre, visionnaire, de Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne en 1972 en charge de l’agriculture, adressée au président de la Commission européenne. Sicco Mansholt appelait déjà à organiser la reconversion écologique du continent, en s’appuyant sur une articulation entre planification européenne et stratégies nationales coordonnées. C’est, aujourd’hui plus que jamais, une urgence.
Quel rôle particulier doit jouer l’Union européenne ?
Cette transformation appelle une mobilisation de tous les ministères, de toutes les échelles territoriales, avec un rôle structurant pour l’Europe. Je rêve d’une Union européenne engagée dans de grands travaux d’intérêt commun : infrastructures de transport alternatives à la voiture, réseaux d’électricité décarbonée, production massive d’énergies renouvelables, etc. Une dynamique industrielle à l’échelle continentale, articulée avec les besoins locaux en matière d’emplois et de transition.
De ce point de vue, les prochaines mandatures seront stratégiques. L’un des enjeux déterminants des élections municipales de 2026, résidera, à mon sens, dans la capacité des exécutifs locaux à engager résolument leurs territoires – qu’il s’agisse de métropoles, de villes ou de villages – sur la voie de la résilience face au changement climatique. Il s’agira de les préparer concrètement aux bouleversements à venir et de protéger efficacement leurs habitantes et habitants.
C’est à l’aune de cette exigence que nous devrions juger leur action. À cet égard, par exemple la transformation de Paris, menée par Anne Hidalgo en peu de temps, montre ce que peut produire un volontarisme politique assumé, dont les populations ne manqueront pas de comprendre l’impact sur leur santé et celles de leurs enfants très rapidement.
Puisque vous mentionnez une femme élue, en quoi une politique ambitieuse d’égalité femmes-hommes est-elle indispensable à la construction de ce « monde désirable » ?
Il me paraît absolument fondamental que les femmes participent pleinement à la construction de ce monde désirable. Or, quand on regarde l’histoire, on réalise à quel point elles ont longtemps été tenues à l’écart des espaces de pouvoir, empêchées de contribuer à la marche du monde, de penser les grandes transformations, d’y prendre part activement.
Tant que les femmes restent minoritaires dans les espaces de décisions, elles sont souvent contraintes d’adopter les codes, les postures, les comportements dominants – c’est-à-dire ceux des hommes. Mais si la parité devenait réelle, si les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes dans les instances dirigeantes, alors nous assisterions, je crois, à un véritable rééquilibrage.
Sans verser dans l’essentialisme, je pense qu’une telle diversité serait source d’enrichissement collectif. Si l’on reconnaît qu’il existe des différences entre les sexes – dans les parcours, les expériences, les visions — alors il faut aussi reconnaître que cette diversité est précieuse, et qu’elle a toute sa place dans la gouvernance, dans la prise de décision, dans l’élaboration des politiques publiques. C’est pourquoi il me semble impératif d’atteindre la parité, non seulement comme un objectif d’équité, mais aussi comme une condition de vitalité démocratique. Mais, aujourd’hui encore, nous sommes loin du compte.
Quels sont les risques actuels d’un recul des droits des femmes et d’un retour en arrière ?
Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est qu’on sent poindre, voire revenir avec force, une forme de backlash, le fameux contrecoup pesant sur les droits des femmes après chaque avancée décrit par Susan Faludi. On assiste à une résurgence du sexisme, notamment dans les discours véhiculés sur les réseaux sociaux. Plusieurs enquêtes récentes montrent que certains jeunes hommes adhèrent à nouveau à des idées profondément rétrogrades, avec en filigrane cette injonction selon laquelle les femmes devraient « retourner au foyer ». Ce retour de bâton est d’autant plus préoccupant qu’il s’insinue dans un contexte de dénatalité, comme si celle-ci venait légitimer un recul des droits et des libertés des femmes.
Nous sommes donc dans une course contre la montre. Il faut agir vite et fort pour consolider les acquis, mais aussi aller beaucoup plus loin. Cela passe par une politique volontariste, qui s’attaque aux inégalités dans l’emploi, dans l’accès aux responsabilités, dans la reconnaissance des compétences. Aujourd’hui encore, les femmes n’occupent ni les mêmes métiers, ni les mêmes fonctions que les hommes. Ce cloisonnement est profondément injuste, mais aussi contre-productif à l’échelle de la société.
Il nous faut travailler dès l’orientation, dès le plus jeune âge et encourager les jeunes filles à investir les filières scientifiques et technologiques comme le propose Élisabeth Borne. Ce sont des mesures cruciales. Mais il faut aussi aller plus loin en s’attaquant aux stéréotypes de genre qui restent très puissants.
En quoi ce monde désirable constitue-t-il une réelle perspective pour la jeunesse, qui subit la violence de cette polycrise et se trouve confrontée à une perte de sens ?
La polycrise que nous traversons – qu’elle soit écologique, sociale, géopolitique – est aussi une chance, à condition de proposer une vision claire et mobilisatrice. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes vivent dans l’angoisse, dans la dissonance, dans la violence aussi – y compris dans leurs interactions quotidiennes. Et je crois profondément qu’il faut leur donner une perspective. Et si, au lieu de leur demander de « réussir » dans un système à bout de souffle, on leur disait : « votre travail, votre engagement, peuvent servir à réparer le monde, à contribuer à un monde en paix, plus juste, plus vivable, plus solidaire ».
Je pense que cette idée rencontrerait un fort écho chez eux. Parce que ce qui fait sens, aujourd’hui, ce n’est plus d’accumuler, mais de contribuer. Et je pense que cela correspond à une attente très forte chez la jeunesse.
Propos recueillis par Séverine Bellina, réseau Service Public
Normalienne, énarque, agrégée de philosophie et membre de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), Dominique Méda, est professeure de sociologie à l’Université Paris-Dauphine. Elle est spécialiste des politiques sociales et de l’emploi ainsi que des questions relatives à la transition écologique. Elle a dirigé pendant dix ans l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales et préside l’Institut Veblen pour les réformes économiques. Chroniqueuse au Monde, elle est l’autrice d’une trentaine d’ouvrages. |