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L’intelligence artificielle dans l’achat public : entre risques et opportunités

Publié le 28 octobre 2025 à 8h40 - par

Nul n’y échappe : l’usage organisé ou non de l’intelligence artificielle (IA) s’impose aussi progressivement chez les acheteurs publics, de la génération de documents à l’analyse automatique des offres en passant par le contrôle de conformité. Son usage soulève des enjeux juridiques complexes (transparence, responsabilité, droits des opérateurs) et les expérimentations déjà nombreuses posent des problématiques passionnantes pour l’avenir de l’achat public.

L'intelligence artificielle dans l'achat public : entre risques et opportunités
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Contexte et expérimentations de l’État

À travers les expérimentations, notamment menées par la Direction des achats de l’État (DAE), et les plus en plus nombreux retours du terrain, se dessinent des repères juridiques et opérationnels à son usage qui ne pourra – tous en conviendra – se déployer pleinement qu’à la confirmation de sa réelle contribution aux objectifs de la commande publique1.

La DAE a lancé fin 2024 une expérimentation afin d’identifier les cas d’usage les plus prometteurs de l’IA pour les achats publics avec une palette de fonctions déjà activables : sourcing automatique, génération de pièces de marché, notation algorithmique des offres, surveillance de l’exécution contractuelle, détection d’anomalies. Ces expérimentations illustrent que l’IA n’est plus du domaine du concept : elle entre dans la phase pilote d’usage concret, d’où l’urgence d’un positionnement stratégique clair.

Le cadre réglementaire applicable à l’IA dans la commande publique

On le sait, le Code de la commande publique (CCP) structure les obligations des acheteurs publics dans la passation et l’exécution des marchés publics. Les principes de liberté d’accès, d’égalité de traitement et de transparence resteront impératifs quelles que soient les modalités techniques d’évaluation (algorithmique ou non) des offres. L’utilisation de l’IA ne pourra jamais dédouaner l’acheteur public de ses obligations de justification des choix d’attribution, sous peine de contentieux.

Le règlement (UE) 2024/1689 (dit « AI Act ») a été adopté en 2024 et vise à établir un cadre harmonisé pour les systèmes d’IA dans l’UE. Il entrera pleinement en application à compter du 2 août 2026. Les systèmes d’IA à « haut risque » (notamment ceux intervenant dans des décisions ayant des effets juridiques, ce qui pourrait concerner la notation automatisée des offres) seront soumis à des exigences renforcées (transparence, traçabilité, auditabilité, documentation technique, contrôle humain). Ce cadre imposera des obligations tant aux producteurs qu’aux utilisateurs d’IA dans le secteur public, donc aux acheteurs adoptant des systèmes d’IA.

En droit français, l’article L. 311-3-1 du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) impose que « toute décision individuelle prise sur le fondement d’un traitement algorithmique comporte une mention explicite ».

Le rapport « Éthique et responsabilité des algorithmes publics (Etalab) »2 insiste sur la nécessité de concevoir des mécanismes d’« explicabilité automatisée » pour les algorithmes publics, afin de satisfaire aux exigences de redevabilité vis-à-vis des citoyens et du contrôle administratif.

Le cadre juridique est ainsi posé et sera sans doute à parfaire (et à expliquer) alors que l’appropriation de ces obligations par les administrations reste encore balbutiant, ce qui explique le développement certain mais prudent de l’IA dans l’achat public.

Responsabilité, biais et risques de contentieux

L’usage de l’IA ne libère pas l’acheteur public de sa responsabilité, notamment à l’égard d’un opérateur économique estimant avoir été lésé par une attribution fondée sur un algorithme. La décision finale doit pouvoir être revue et justifiée. Une application automatisée pourrait être contestée sur le fondement d’un manque de transparence, d’un biais discriminatoire, ou d’une absence de contrôle humain suffisant. On rappellera à ce titre que les services examinent les offres une par une avant de proposer une attribution. Un système d’IA peut étudier de nombreuses offres et prendre des décisions en quelques secondes. Si le système d’IA est biaisé, la vitesse et l’ampleur des préjudices causés seraient amplifiées par rapport à une erreur impliquant l’humain.

Le juge devra donc être capable de « décoder » l’algorithme pour en vérifier la régularité, imposant que l’acheteur conserve toute la documentation technique, les traces de calcul, les données d’entrée, les logs de décision, etc. Cela implique aussi d’entrainer les modèles d’IA sur des ensembles de données représentatifs, et de les concevoir dans une optique d’équité, en prenant en compte des facteurs allant au-delà du coût et de l’efficacité.

Le délit de favoritisme3 demeurera y compris dans ces circonstances : si l’IA est utilisée pour avantager implicitement, sciemment ou non, certains soumissionnaires, la responsabilité pénale pourra être recherchée. C’est pourquoi, aucune des utilisations de l’IA dans l’achat public ne peut se départir d’un contrôle humain, absolument indispensable. La supervision humaine restera obligatoire pour les décisions ayant un effet juridique.

Identification des cas d’usage pertinents en matière d’achat public

Dans ses ambitions, la DAE souhaite traduire ses expérimentations en modules de formation ou guides pour la génération de documents types, la notation des offres, les alertes de non-conformité, ou des indicateurs de performance. En toutes hypothèses, il conviendra de hiérarchiser les cas d’usage selon leur rapport coût/gain d’efficience, privilégier les applications de faible complexité mais à fort impact et d’accompagner les acheteurs dans la phase de spécifications du système d’IA (objectifs, indicateurs, seuils de tolérance, interface explicative).

Comme le souligne l’OCDE4, l’adoption de l’IA dans les processus d’achat public est d’abord motivée par la nécessité d’améliorer l’efficience et la prise de décisions tout en réduisant les coûts. Elle permettrait de remédier à certaines difficultés, telles que le manque de main-d’œuvre, et pourrait rendre la passation des marchés publics plus dynamique. Face à des temps d’analyse des offres à rallonge, l’IA permettrait d’accélérer le circuit de décision et l’émission de la  commande. Mais limitée à cette seule portée, son potentiel serait inexploité. L’IA peut aussi aider à rationaliser les tâches internes de pilotage de l’achat. Elle pourrait permettre de gérer plus facilement les dépenses pour la computation, la mutualisation, etc.

De plus, l’IA pourrait améliorer l’adéquation entre besoins et solutions, en rapprochant fournisseurs pertinents et acheteurs publics, facilitant ces dialogues par des IA conversationnelles pouvant fournir une assistance en temps réel, fluidifier les échanges et accélérer les réponses dans le cadre de la passation ou en amont, via des plateformes d’appels d’offres intelligentes reliant automatiquement besoins et fournisseurs.

Sur ce point et sur les autres, il ne sera pas évident de convaincre les acheteurs publics, souvent embarrassés dans des prudences mal fondées ou faute de moyens, en témoignent les difficultés qu’il y a eu à les faire adhérer aux pratiques de sourcing alors que le droit le permet explicitement depuis 20145.

Confronté à des défis structurels (manque de données ouvertes et de capacités à les partager, licences de données restrictives pouvant limiter l’efficacité et l’interopérabilité des systèmes d’IA), une part majeure du succès de l’IA dans l’achat public dépendra aussi de la capacité des acheteurs publics à s’en emparer convenablement (en toute sécurité juridique), à progresser dans leurs compétences numériques et à comprendre l’intérêt de l’outil dans leurs pratiques quotidiennes.

Maître Pierre-Ange Zalcberg, Avocat Of Counsel (Nemrod Avocats)


1. Article L. 3 du Code de la commande publique.

2. Rapport Etalab « Éthique et responsabilité des algorithmes publics », janvier 2020.

3. Article 432-14 du Code pénal.

4. Rapport de l’OCDE « Gouverner avec l’intelligence artificielle » (septembre 2025).

5. Article 40 de la directive 2014/24/UE ; Article R. 2111-1 du CCP.

Auteur :

Pierre-Ange Zalcberg

Pierre-Ange Zalcberg

Avocat Of Counsel (Nemrod Avocats)


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