Deux villages lorrains en quête de leurs « forêts perdues » il y a 150 ans

Publié le 23 novembre 2023 à 8h00 - par

« Réparer une injustice » : deux mairies lorraines veulent récupérer les 2 000 hectares de  forêts attribués par l’Allemagne en 1871 à une commune alsacienne. Une perte de revenus pour ces villages qui luttent face aux difficultés budgétaires.

Deux villages lorrains en quête de leurs "forêts perdues" il y a 150 ans
© Image par José Fyot de Pixabay

Sur le bord d’un chemin forestier des Vosges, deux bornes discrètes, érodées par le temps. L’une est gravée d’un « D », pour « Deutschland ».

Vestiges d’un temps révolu, elles matérialisaient la frontière entre l’empire de Guillaume Ier et la France de Napoléon III, défaite en 1871 par son voisin oriental qui annexa alors l’Alsace et une partie de la Lorraine.

Enjeu « mémoriel »

D’un geste, Denis Henry désigne la vaste forêt derrière la borne allemande : « ce sont les bois qui nous appartenaient il y a un siècle et demi », souffle le maire de Raon-sur-Plaine (Vosges), 150 habitants.

Avec Étienne Meire, son homologue de Raon-lès-Leau (Meurthe-et-Moselle), village limitrophe encore plus modeste (une quarantaine d’habitants), l’édile de 69 ans tente depuis des années de récupérer ce qu’il appelle « nos forêts perdues ».

Car dans ce coin du massif vosgien, aux confins de la Lorraine et de l’Alsace, une partie de l’histoire locale est restée figée en 1871, dans un article jamais modifié du Traité de Francfort.

Après six mois de conflit, le texte attribue l’Alsace et une partie de la Lorraine au jeune Reich, auquel les deux Raon sont alors intégrés, à leur corps défendant : à force d’actes de défiance, ils arrachent quelques mois plus tard leur retour dans le giron français.

Mais leurs forêts (environ 1 200 hectares pour Raon-lès-Leau, un peu plus de 700 pour Raon-sur-Plaine), stratégiques pour les Allemands car sur les crêtes, restent allemandes et sont rattachées à Grandfontaine (Bas-Rhin), dont le bourg est situé de l’autre côté du col du Donon, en Alsace alors annexée. Elle redeviendra française après 1918, après la défaite allemande.

Le traité de Versailles aurait dû acter un an plus tard la rétrocession des forêts, estime M. Meire. Mais « il n’y a jamais eu de restitution », se désole le bouillonnant élu, qui travaille ce dossier depuis plus de 20 ans et tient l’État français « entièrement » responsable de cette situation.

Pour les édiles, récupérer ces forêts revêt un aspect « mémoriel » : « il ne faut pas oublier ce qu’ont fait les habitants il y a 150 ans : ils ont résisté » et « ont eu gain de cause », souligne M. Henry.

L’enjeu est aussi budgétaire : ces forêts, domaniales, appartiennent à l’État et sont sources de recettes fiscales, comme la taxe sur le foncier non bâti.

Un impôt précisément perçu par Grandfontaine, 400 habitants, qui, chaque année, reçoit « environ 70 000 euros » pour un total de « 3 500 hectares », explique Philippe Remy, maire depuis 2008.

Il ne s’agit pas de priver Grandfontaine d’une ressource fiscale, tempère M. Meire, mais « nos budgets sont extrêmement restreints » et les subventions « de plus en plus difficiles » à obtenir.

Une situation qui freine selon lui le développement de communes rurales comme les deux Raon pour lesquelles le retour des forêts et les retombées fiscales attenantes – que les maires n’évaluent pas précisément – apporteraient une bouffée d’oxygène.

Après des années à actionner, en vain, des leviers politiques, les deux élus ont demandé cette semaine une enquête publique aux préfectures des Vosges, de la Meurthe-et-Moselle et du Bas-Rhin. Sollicitées par l’AFP, elles n’ont pas donné suite.

« Il faut un débat apaisé », explique l’avocat des villages lorrains, Me Antoine Loctin. Ils ont été « spoliés », estime le conseil, jugeant « ubuesque » la situation de ces « communes forestières sans forêts ».

« Prescription »

S’ils n’obtiennent pas gain de cause au terme de l’enquête, MM. Meire et Henry envisagent de réclamer à l’État le versement chaque année d’un dédommagement égal à ce que leurs communes devraient toucher.

Une démarche que Philippe Remy observe avec scepticisme : « Je me mets à leur place mais 150 ans plus tard, je trouve qu’il y a prescription ».

« On n’a pas choisi d’être allemands en 1871, on nous l’a imposé ! », rappelle encore l’élu, qui met en garde : selon lui, d’autres communes situées sur le tracé de l’ancienne frontière, de la Moselle au Territoire-de-Belfort, sont dans la même situation et pourraient donc exiger de semblables restitutions.

Donner raison aux deux Raon reviendrait alors à ouvrir la boîte de Pandore, redoute l’élu. Et « faire jurisprudence » ?

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