Les pénalités de retard à la loupe

Publié le 5 décembre 2009 à 0h00 - par

Les pénalités de retard sont une clause d’exécution du contrat. Comment les acheteurs les rédigent-ils et dans quelles mesures les appliquent-ils ?

Les pénalités de retard à la loupe

Une utilisation simple d’emploi

Pour Jacques Tartroux, elles ont le mérite d’être très simples d’emploi. Aussi n’hésite-t-il pas à les utiliser : « Si les entreprises souhaitent une prolongation des délais, elles peuvent le demander. Elles n’ont donc, à mon sens, aucune excuse. » Joseph Lefebvre, directeur général des services techniques de la ville de Tourcoing et Stéphane Carpentier, directeur des services techniques de la communauté de communes d’Objat, eux, les utilisent comme un moyen de pression. « Grâce à elles, les entreprises finissent à temps. Nous disons aux entreprises “vous avez deux semaines de retard. Il faut réagir vite sinon nous vous comptons des pénalités de retard”, et ça fonctionne », détaille Stéphane Carpentier.

Sensibiliser les entreprises au délai

Des pénalités pour lesquelles certains acheteurs dérogent aux cahiers des clauses administratives général (CCAG), estimant les montants trop peu élevés. Ils lui préfèrent, d’ailleurs, les montants journaliers. Mais pourquoi modifier le montant des pénalités ? Pour marquer l’importance du délai dans un type de marché. Par exemple, il est inimaginable de ne pas pouvoir travailler parce que les serveurs de la collectivité tomberaient en panne. « Il faut que l’entreprise soit sensibilisée. Si on tombe en panne de serveur un jeudi et qu’il est réparé le lundi, nous avons un souci », affirme Thomas Delage, responsable juridique et de la commande publique de la communauté d’agglomération de Brive. Dans son marché à procédure adaptée de maintenance des serveurs informatiques de 180 000 euros sur deux ans, les pénalités doublent après deux heures, et triplent après quatre, « nous jouons sur l’effet psychologique, et cela nous permet d’avoir un niveau minimal de prestation ».

Le conseil général de la Loire les augmente d’autant plus quand les délais sont courts et la réception des marchandises à date fixe impérative. Pour le mobilier d’une salle de classe à fournir à la rentrée 2010, les pénalités s’élèvent entre 100 et 150 euros par jour calendaire. Si le délai non imposé fait partie des critères de pondération, elles sont encore plus lourdes : « 1 %, c’est le montant de mes pénalités dans un marché de fourniture de bureaux où le candidat nous propose son délai », explique Jacques Tartroux.

La difficulté : trouver le montant juste

La difficulté : réussir à trouver le bon montant. Pour y parvenir, une bonne connaissance du secteur économique s’impose. « Ainsi que la pratique », ajoute Jean-Louis Mouche, directeur de la commande publique au conseil général de Charente-Maritime. « Il faut se mettre à la place de l’entreprise pour calculer la pénalité sans l’assassiner », affirme le consultant en droit public Dominique Fausser. En effet, les mauvais calculs peuvent coûter cher aux entreprises ou n’avoir aucun effet : « C’est une aberration d’avoir une même pénalité dans un marché alloti avec un lot gros œuvre et un lot électricité où des artisans répondent. 100 euros par jour pour les entreprises de gros œuvre, ce n’est pas grand-chose, mais cela représente beaucoup pour les artisans », explique Jacques Tartroux, qui préconise avant la rédaction de la clause de mesurer l’impact de la formule choisie sur le marché. Des calculs à effectuer en prenant en compte le contexte économique : « Prenons l’exemple d’un marché de bus. Les collectivités lancent au même moment. L’entrepreneur va donc honorer en premier les marchés où les pénalités sont les plus importantes », poursuit Dominique Fausser.

Des pénalités pas toujours appliquées

Une fois les clauses établies, comment les acheteurs appliquent-ils ces  pénalités ? Le magistrat de la chambre régionale des comptes précité constate l’échec de leur application et avoue d’ailleurs que les pénalités ne sont pas la priorité des magistrats des chambres régionales des comptes, souvent peu formés sur le sujet. En effet, certains ne les appliquent tout simplement pas. Les raisons invoquées ? « Plus aucune entreprise locale ne répondrait à nos marchés. Or, nous ne travaillons qu’avec elles. Dans les marchés de travaux, si un artisan est bloqué par un autre artisan : ils se disputent et le tour est joué », explique une acheteuse qui assure les ressources humaines et la fonction de directrice de cabinet d’une petite communauté de communes du Centre de la France. Dans les petites villes, le relationnel semble primer : « Nous avons une certaine proximité », explique Pierre Lafont, responsable gestion finances de la ville de Claix. « On s’arrangeait en se tapant dans la main », renchérit Caroline Badin qui travaillait dans une petite collectivité avant d’intégrer le conseil général de Loire en tant qu’acheteuse et juriste. Des situations qui supposent certains petits arrangements. « Beaucoup de collectivités, quand elles s’aperçoivent du retard, revoient les délais : la première catégorie ne fait pas d’avenant et ne change même pas les dates ; ces collectivités sont rares. La deuxième catégorie triche sur la date de réception de l’ouvrage. Quant à la troisième, elle fait un avenant avec délibération pour exonérer l’entreprise des pénalités », explique le magistrat, « les intérêts moratoires ne sont souvent pas payés par les collectivités. Ils servent aussi d’éléments de négociation contre les pénalités de retard. J’ai été moi-même acheteur. Je trichais sur les délais grâce aux jours d’intempéries ! On peut aussi modifier l’ouvrage et demander un délai supplémentaire pour les nouveaux travaux. Un moyen de masquer le retard réel et le rendre difficilement détectable », ajoute le magistrat.

Pourtant, les pénalités sont efficaces, affirment les acheteurs qui les appliquent : « L’entreprise est en retard une fois mais pas deux », affime Jacques Tartroux. C’est le cas au conseil général de la Loire qui sévit « dès que le retard est imputable à l’entreprise ». C’est le cas aussi d’autres collectivités, souvent de taille importante. Elles estiment nécessaire que les entreprises sachent que chez elles, on ne s’amuse pas avec l’argent public. Une question d’image, certes, mais aussi de respect du contrat : « Si celles-ci ne sont pas mises en œuvre, cela pose le problème de l’égalité de traitement. Si une entreprise non retenue apprend que les pénalités ne sont pas appliquées au titulaire du marché, c’est un avantage injustifié », affirme Nicole Gauthier, directrice des affaires juridiques et du secrétariat général du conseil général de la Loire. « Quand elles ne sont pas appliquées, il existe un facteur fort de doute sur la transparence et la  mise en concurrence. Peut-être un premier indice de favoritisme », explique le magistrat de la Chambre régionale des comptes.

Une réalité plus contrastée qui oblige à créer des compromis

Une situation plus complexe que ce que le magistrat laisse supposer. Déjà, l’application des pénalités nécessite des moyens. « Nous avons 115 sites et ne disposons pas des moyens humains pour les prestations de nettoyage », reconnaît Vincent Rauturier, chef du service marchés publics du SDIS 44. Un argument aussi avancé par les communes qui ne les appliquent pas. Sans compter les fois où les services s’aperçoivent trop tardivement du retard pris, « et là, une seule solution juridique acceptable : exonérer l’entreprise des pénalités après délibération de la commission permanente », poursuit Nicole Gauthier. Une situation qui a poussé Thomas Delage, de l’Agglomération de Brive, à mettre en place une stratégie : « Nous sensibilisons les techniciens sur les tenants et les aboutissants des pénalités. »

La responsabilité des collectivités

Des services pas toujours exempts de retards eux-mêmes. Aussi faut-il compter les points et négocier. « Dans un marché de voirie, il y a eu une incompréhension entre le service opérationnel et l’entreprise et quand l’incompréhension a été levée, il était trop tard pour respecter le délai. Or nous n’avions pas le temps de repasser un marché. Il valait mieux trouver une solution à l’amiable. L’entreprise ne pouvait pas dire que le retard ne lui était pas imputable, mais il y avait eu un couac. Par moments, la vie du contrat amène à créer des compromis », explique Nicole Gauthier. Certaines situations les obligent parfois à créer des avenants. « Quand le retard n’est pas le fait unique de l’entreprise et que l’on découvre des choses non couvertes par le besoin initial du marché, on produit un avenant si cela impacte le délai initial », explique Joseph Lefebvre. Si les pénalités et les réfactions, en fonction des marchés, sont appliquées, cela n’empêche pas les acheteurs d’essayer de les éviter quand c’est possible, ce qui leur permet de mener leurs marchés dans les meilleures conditions. La solution préventive ? La discussion. Elle sert à désamorcer les conflits, à motiver les entreprises, à les alerter d’une situation qui suppose, si elle est mal gérée, un retard possible. C’est toujours une procédure et des tensions en moins. « Je pense qu’il vaut mieux s’expliquer et faire un point sur les difficultés constatées plutôt que passer tout de suite au juridique, affirme Vincent Rauturier, car les pénalités sont pour nous l’équivalent d’une faute grave. » Joseph Lefebvre, lui, prévient deux à trois fois au maximum, avant de mettre des pénalités.

CCAG Travaux : les pénalités retouchées

Le nouveau Cahier des clauses administratives générales (CCAG Travaux) prévoit qu’en  cas de retard sur un délai partiel prévu au marché, si le délai global est respecté, le pouvoir adjudicateur rembourse au titulaire les pénalités provisoires appliquées, à la condition que le retard partiel n’ait pas eu d’impact sur les autres travaux de l’ouvrage (art. 20.1.5). L’article 20.4, lui, prévoit qu’en dessous de 1 000 euros HT, le titulaire est exonéré du paiement des pénalités. Par ailleurs, celles pour présentation tardive du projet de décompte final ou de décompte mensuel sont supprimées.

Concernant la procédure d’établissement du décompte, le délai de notification du décompte général au titulaire passe de 45 à 40 jours. L’article 13.4.4 du nouveau document précise qu’en cas de contestation du décompte général, le pouvoir adjudicateur est tenu de procéder au paiement des sommes du décompte final admises par lui, situation qui n’était pas expressément prévue par l’ancien CCAG. Sur la procédure de contestation, l’article 50 du CCAG a été réécrit. Le second mémoire en réclamation pour être recevable à soumettre le litige au tribunal administratif n’est plus obligatoire. Le délai de contestation du décompte général reste de 45 jours.

Entretien avec Christophe Pichon, Avocat associé du cabinet Cornet Vincent Segurel

HA. : Qu’est-ce qu’une pénalité de retard ?
Christophe Pichon : Des dommages et intérêts forfaitairement prévus dans le contrat. Le pouvoir adjudicateur n’a pas à faire la preuve d’un préjudice pour les appliquer. L’entrepreneur ne peut invoquer qu’elles n’étaient pas prévues.

HA. : La jurisprudence a évolué…
Christophe Pichon : Un revirement s’est produit avec l’arrêt du Conseil d’État de décembre 2008, Office HLM de Puteaux (req. n° 296930). La Haute juridiction a affirmé qu’il était loisible au juge administratif d’augmenter ou de  modérer les pénalités. Jusque-là, il n’intervenait pas sur cette question.

HA. : Quelles sont les pratiques rencontrées ?
Christophe Pichon : Elles varient. Le jeu se joue souvent à plusieurs. Par exemple, sur certains marchés, le mandataire ne va pas proposer de pénalités, car il est au contact des entreprises. Il ne préfère pas mettre le feu aux poudres et rentrer dans des relations conflictuelles. D’autres appliquent les pénalités au moindre retard, ce qui est, à mon  avis, la bonne méthode.

HA. : Les pénalités se négocient-elles ?
Christophe Pichon : La marge de négociation réside dans leur calcul. L’entreprise va essayer de faire baisser le nombre de jours de pénalités en s’appuyant, par exemple, sur les jours d’intempéries, de grève, etc. Et puis, parfois, il faut bien reconnaître que le retard est en partie imputable à la collectivité. C’est pourquoi les parties discutent.

HA. : La collectivité peut-elle renoncer à des pénalités ?
Christophe Pichon : Oui, mais elle doit faire attention : cette décision doit favoriser l’intérêt général et ne pas porter atteinte à l’égalité des candidats. Elle peut aussi, en cours de marché, passer un avenant pour « remettre les choses au carré », plutôt que de partir au contentieux. On considère alors le retard compensé par des travaux réalisés ou on veut éviter de bloquer un marché. Bien sûr, on ne peut renoncer aux pénalités que dans l’intérêt général. Pour d’autres motifs, se serait du favoritisme.

CONTACT
Christophe Pichon
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Entretien avec Vincent Rauturier, chef du service Marchés publics du SDIS 44 (Loire-Atlantique)

« La question du montant des pénalités est abordée pour les marchés de travaux supérieurs à 206 000 euros. En dessous de cette somme, nous y prêtons attention lors de l’achat matériel relatif au traitement de l’alerte comme les bips émetteurs-récepteurs ou les vêtements. L’objectif est de faire comprendre aux candidats que l’enjeu est fort et que ces pénalités inscrites au cahier des charges, nous pouvons les appliquer. Pour le marché de récepteurs alphanumériques de norme POCSAG (des émetteurs-récepteurs pour appeler les pompiers volontaires d’astreintes), les pénalités de retard étaient de 15 euros par jour pour un matériel qui coûte moins de 100 euros. L’exigence est donc très forte. Le montant est d’autant plus élevé que nous n’imposions pas de délai mais que le délai était un des critères de jugement des offres, pondéré à 10 %. Pour ce marché, nous avons dérogé au CCAG-FCS. C’est souvent le cas, car le montant des pénalités est faible, et puis nous commandons peu à chaque fois. Nous préférons d’ailleurs indiquer des pénalités journalières plutôt que des valeurs. »

Nicolas Thévenon, directeur des marchés publics de la ville de Saint-Étienne

« Les acheteurs publics et les collectivités ne prêtent pas assez attention à la question des pénalités de retard. Par habitude ou manque de temps, la question est trop vite évacuée et se traduit par une application des dispositions des cahiers des clauses administratives générales. Qui n’a pas déjà appliqué une clause de pénalités de retard ayant pour conséquence d’exiger des sommes disproportionnées par rapport au montant du marché, ou pesté contre une autre insuffisamment contraignante ? Une réflexion de fond doit être conduite sur cette question. Elle doit intégrer notamment la capacité de la collectivité à suivre efficacement et précisément le respect des délais et la volonté de sanctionner les dépassements en étroite relation avec les clauses relatives aux délais d’exécution. Pour ma part, je suis favorable à la prévision de pénalités forfaitaires progressives. En effet, le caractère forfaitaire facilite l’application et évite des calculs parfois complexes. De même, le caractère progressif permet de prévoir des pénalités modérées pour un faible retard, en les faisant augmenter par paliers à mesure que le retard se poursuit. Bien qu’il soit arrivé à la ville de Saint-Étienne, dans certaines consultations, de prévoir que les pénalités de retard fassent partie des éléments de négociation, je n’y suis pas particulièrement favorable. En effet, la réflexion sur le montant et les modalités d’application des pénalités constitue l’une de nos prérogatives. Elle donne une indication réelle aux entreprises sur notre tolérance par rapport à un retard dans l’exécution du marché. Les négociations sur ce point pourraient laisser penser que, finalement, le délai de livraison ou d’exécution n’est pas si important que cela. Pour conclure, les pénalités de retard constituent un outil efficace dès lors que les clauses sont travaillées et que le donneur d’ordres est réellement en capacité de suivre et de constater les retards. Dans un monde idéal, je serais favorable à leur application systématique dès lors qu’en contrepartie, les intérêts moratoires dus par les donneurs d’ordres le seraient tout autant… »