Laurent Rey : “Le budget soutenable, c’est le lien entre budget vert et budget durable”

Publiée le 1 février 2024 à 11h10 - par

Entretien avec Laurent Rey, Manager des transitions pour l’Afnor, ex-directeur général de collectivités locales et d'intercommunalités.
Laurent Rey : “Le budget soutenable, c’est le lien entre budget vert et budget durable”

Vous travaillez avec l’Afnor à l’élaboration d’un budget « soutenable » et non pas « vert » ou « durable ». Quelle est la différence ?

À l’initiative de l’État, depuis 2020, la loi de finances comprend une composante verte en annexe, qui recense l’ensemble des dépenses ayant un impact favorable ou défavorable sur l’environnement. Des collectivités locales se sont engagées sur ce chemin avec l’appui d’I4CE. En juillet dernier, la Cour des comptes a pointé les mérites et les limites d’une telle démarche.

En comparaison, le durable est issu d’expériences locales et d’initiatives volontaires nées à l’Eurométropole de Strasbourg et à la ville de Pessac, lesquelles passent, au tamis des 169 cibles des 17 ODD (objectifs de développement durable) de l’agenda 2030, les propositions budgétaires, en évaluant l’impact économique – social – environnemental des blocs de dépenses.

La loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024, oblige les collectivités de plus de 3 500 habitants à annexer à leur budget de fin de gestion un document présentant l’impact environnemental de leurs dépenses d’investissement, y compris en matière de transports. La loi permet aussi aux collectivités locales de plus de 3 500 habitants qui le souhaitent d’identifier et isoler la part de leur endettement consacré à financer des investissements concourant à des objectifs environnementaux.

« Vert » et « Durable » ont donc des fondements juridiques différents sans être des démarches exclusives l’une de l’autre : pour preuve, le climat fait l’objet d’un objectif de développement durable spécifique, l’ODD 13, qui montre clairement l’intégration de la problématique climatique au sein des objectifs du développement durable.

C’est cette complémentarité que cherche à mettre en avant le terme « Soutenable ». Il renvoie à une ambition portée en 2024 par un groupe de travail de pré-normalisation (Afnor SPEC), associant l’ensemble des parties prenantes de la gestion publique locale. L’objectif est d’aller plus loin dans le consensus de bonne pratique, en intégrant les limites territoriales des bassins de vie d’un point de vue économique, social et environnemental.

Cela répond à une attente des territoires, comme cela ressort de la décision, prise en 2020, par le Conseil de la municipalité d’Amsterdam de s’inspirer du modèle de Kate Raworth « stratégie du Donut » pour relancer son économie au sortir du confinement. Trois grandes chaînes de valeurs ont été identifiées comme :

  • une alimentation plus durable et plus saine, qui se traduit par une meilleure gestion des déchets organiques et une relocalisation de la production grâce à l’agriculture urbaine notamment ;
  • un changement de modes de consommation en privilégiant l’économie circulaire, la seconde main et les services de réparations ;
  • un environnement bâti réfléchi, en repensant l’espace urbain et les constructions dans des matériaux durables.

Notre orthodoxie budgétaire nous invite déjà à respecter des niveaux d’épargne, des capacités de désendettement et donc des niveaux d’investissement acceptables. Reste à déterminer dans les territoires une orthodoxie budgétaire durable, en incluant des limites sociales et environnementales à ne pas dépasser.

Les élus et leurs agents s’étaient habitués à l’Agenda 21. Que change l’Agenda 2030 ?

L’agenda 21 avait cinq finalités : la lutte contre le changement climatique, la préservation de la biodiversité, la cohésion sociale, l’épanouissement des êtres humains et le développement suivant des modes de production et de consommation responsables.

L’agenda 2030 va plus loin avec ses 17 objectifs. C’est une grammaire internationale, qui dépasse le cadre du local ; une bonne pratique à parfaire (notamment sur le volet culturel) certes, mais qui permet déjà d’évaluer la contribution des organisations au développement durable pour une société viable – vivable – équitable : leur responsabilité sociétale.

C’est également un engagement international signé par la France, qui n’a pas valeur de traité, ce qui n’empêche pas d’être traduit localement par les organisations privées et publiques.

De quelles manières les collectivités peuvent-elles concrètement peser directement d’une façon favorable à la réussite de la transition écologique grâce à ce budget ?

Le budget est la traduction annuelle chiffrée d’un projet politique. Préparer un budget en proposant des crédits budgétaires préalablement autoévalués par les directions / services sous le triptyque économique – social – environnemental permet d’orienter la dépense publique durablement. Et budget après budget, faire des choix durables cumulatifs permettra d’avoir encore plus d’impacts sur les territoires.

À la ville de Pessac, la démarche d’évaluation « budget durable » trouve, par exemple, tout son intérêt au moment de la préparation et du dialogue budgétaire plutôt que lors de l’élaboration du compte administratif. Elle permet d’enrichir le débat d’orientation budgétaire et la présentation du budget primitif annuel.

En trois ans, la collectivité locale a gagné en périmètre et maturité. « Nous avons travaillé dans les directions et les services sur des propositions budgétaires en euros d’abord, que nous avons auto évaluée au regard des cibles ODD ensuite », explique son DGS Yvan Bregeon. « L’objectif final de la préparation budgétaire dès l’exercice 2024 est d’opérer une nouvelle bascule, à savoir arbitrer en amont les actions et les projets d’abord au regard de l’Agenda 2030, avant d’inscrire les prévisions budgétaires correspondantes. La ville de Pessac s’inscrit par ailleurs dans une trajectoire macro et développe des indicateurs d’activités et de trajectoire dans le but d’améliorer chaque année sa contribution aux ODD. Contraint doublement par la cotation des ODD et des indicateurs de trajectoire, la coloration ODD du budget va être de plus en plus prégnante et les propositions budgétaires vont être fortement colorées ODD par la norme volontaire qu’est le budget soutenable ».

À l’Eurométropole de Strasbourg, le Directeur de l’Agenda 2030, Yves Zimmermann, explique quant à lui dès 2019, qu’« il est apparu indispensable de faire du budget le premier levier d’une transformation orientée vers la durabilité et les objectifs de développement durable adoptés par l’ONU en 2015 nous en ont fourni le cadre de gouvernance ». C’est pourquoi leur « approche “Budget ODD” s’est développée en trois volets : une cartographie des politiques publiques propre au territoire, une méthodologie d’application au budget annuel (en investissement et en fonctionnement) et un processus d’aide au pilotage pour les directions qui est en cours de discussion ».

Et indirectement ?

Contribuer au développement durable, c’est exercer sa responsabilité sociétale ! L’identification de la responsabilité sociétale implique d’identifier, d’une part, les domaines d’action concernés par les impacts des décisions et activités de l’organisation et, d’autre part, la manière dont il convient d’aborder ces domaines d’action pour contribuer au développement durable.

L’identification de la responsabilité sociétale sous-entend également que soient reconnues les parties prenantes de l’organisation. L’un des principes fondamentaux de la responsabilité sociétale est la reconnaissance et la prise en considération des intérêts des parties prenantes de l’organisation qui seront affectés par les décisions et activités de cette dernière.

À titre d’exemple, une politique d’achat responsable va favoriser l’achat de produits et de services éco-socio-responsables par des actions concrètes (insertion de clauses environnementales ou d’insertion sociale, accès privilégié des PME et des entreprises solidaires à la commande publique, approche en coût global, accompagnement des démarches de progrès des fournisseurs …). Elle va également contribuer à la professionnalisation et la formation des prescripteurs, acheteurs et approvisionneurs.

C’est également un moyen d’assurer le respect des droits et intérêts des entreprises candidates et de soigner les rapports contractuels aux fournisseurs et partenaires, grâce à des mesures comme le respect des délais de paiement, la motivation systématique des rejets ou refus d’une offre, l’égalité de traitement, le suivi partenarial et l’accompagnement des démarches de progrès des fournisseurs, le recours à la médiation en cas de litige.

C’est enfin un moyen de veiller scrupuleusement au respect des droits humains dans la chaîne d’approvisionnement, au sens des principes de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

Les administrations locales se plaignent de ne pas avoir d’outils d’évaluation leur permettant d’évaluer de front les conséquences économiques et écologiques de leurs décisions. Quels conseils pouvez-vous leur donner ?

La norme volontaire, sorte de concentré de bonnes pratiques, existe depuis les années 1920. La confusion est encore souvent faite entre norme volontaire et norme réglementaire… Des milliers d’organisations privées comme publiques ont consensualisé, écrit, pratiqué, amélioré, révisé les « bonnes pratiques » notamment managériales et sociétales. Je pense notamment au Modèle EFQM qui sert de ligne directrice depuis 30 ans aux organisations basées en Europe et au-delà, pour développer une culture de l’amélioration et de l’innovation. Plus qu’un simple outil d’évaluation, le Modèle EFQM a pour ambition d’offrir aux organisations et aux individus un cadre et une méthode pour les aider à appréhender les disruptions, changements et transformations auxquels ils font face quotidiennement.

Je pense également à la contribution au développement durable (RSO/RSE) qui ne date pas d’hier non plus (l’Iso 26000 date de 2010). Ces bonnes pratiquent permettent d’interroger l’organisation de façon précise.

  • Les résultats : que cherchons-nous à atteindre ?
  • Les approches : fait-on les bonnes choses ?
  • Le déploiement : fait-on bien les choses ?
  • L’apprentissage et la revue : sommes-nous efficaces et innovons-nous suffisamment ?

Le budget vert (notamment l’annexe « budget » du même nom, obligatoire à compter de 2024) et le budget durable (c’est-à-dire la préparation budgétaire en mode Agenda 2030) ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, mais bien complémentaires. Le soutenable permettra de prendre conscience que nos territoires ont leurs limites économiques, sociales et environnementales.

Pour autant, le budget n’est qu’un outil, au service d’une raison d’être, d’une vision et d’une stratégie et d’une culture d’organisation visant à contribuer au développement durable. Sous l’impulsion du Danemark, des groupes de travail sont en action au niveau européen pour doter en 2024 l’Agenda 2030 d’un système de management qui permettra ainsi aux administrations locales de s’emparer pleinement de ce « nouveau concentré de bonne pratique », pour jouer un rôle actif au service de la transition managériale et sociétale. C’est le sens de ma fonction de manager des transitions qui devrait prendre de l’ampleur dans les années à venir.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Docteur en droit public – HDR, Professeur des Universités,
Le Mans Université, Chaire innovation de l’Institut Universitaire de France, Consultant

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