Olivier Giannoni : “Tout retard dans le déroulement d’une procédure peut se traduire par une rupture d’offre pour le client final”

Publiée le 19 février 2024 à 14h30 - par

Entretien avec Olivier Giannoni, Secrétaire général et directeur juridique de l'UGAP, Enseignant à l'Université de Paris Panthéon-Assas, auteur de Stratégie et techniques de l'achat public (éd. Berger Levrault).
Olivier Giannoni : “Tout retard dans le déroulement d'une procédure peut se traduire par une rupture d'offre pour le client final”

La Cour des comptes européenne souligne dans son rapport que le temps d’attribution d’un marché public a doublé. Partagez-vous ce constat ? Comment l’expliquez-vous ? Comment y remédier ?

Le rapport récent de la Cour des comptes européenne, publié à la fin de 2023, offre une perspective intéressante sur les résultats concrets des directives européennes, près de 10 ans après leur publication. La Cour, critique envers la commande publique européenne, met en lumière la lourde charge administrative des procédures de marché public. Selon elle, la durée totale de ces procédures a considérablement augmenté, passant de 62,5 jours en 2011 à 96,4 jours en 2021.

Je partage entièrement ce constat, corroboré par les analyses de l’UGAP. Autrefois, nous pouvions attribuer un marché en moyenne en 12 mois, mais cette durée a maintenant grimpé à 18 mois. Cette situation est cruciale pour une centrale d’achat comme l’UGAP, où tout retard dans le déroulement d’une procédure peut se traduire par une rupture d’offre pour le client final.

Deux principales raisons expliquent cette situation. D’abord, la commande publique est devenue plus complexe par l’ajout constant d’injonctions parfois contradictoires : accès des PME, favoriser les personnes éloignées de l’emploi, avoir recours à des produits recyclés, éviter les conflits d’intérêts… Ce serait acceptable si le recours à la négociation ou des durées contractuelles plus longues étaient possibles. Ensuite, le recrutement dans les services de la commande publique est devenu un défi majeur en raison du faible nombre de candidats compétents qu’ils s’agissent d’acheteurs ou de juristes.

Pour remédier à cela, trois pistes sont envisageables. Premièrement, la professionnalisation de la fonction achat, impliquant l’élaboration d’une stratégie achat et budgétaire, couplée à l’utilisation de dispositifs contractuels appropriés comme je l’expose dans mon ouvrage. Deuxièmement, la mutualisation des besoins ; on observe d’ailleurs une extension de l’utilisation des centrales d’achat par les collectivités territoriales. Enfin, le recours aux solutions proposées par les startups de la Legaltech est essentiel. Par exemple, la direction juridique de l’UGAP a recours à la robotisation des supports contractuels pour optimiser leur production et envisage l’utilisation de l’intelligence artificielle générative pour la relecture des documents et l’exploitation des bases de données de la commande publique. En conclusion, face à la complexité croissante du travail et à la rareté des ressources, il est impératif de se regrouper et d’optimiser le potentiel productif des ressources disponibles.

La proposition de loi sur les marchés publics de conseil arrive en première lecture à l’Assemblée nationale ce mois-ci, est-ce que les questions de conflits d’intérêts qui l’ont suscitée sont toujours d’actualité ? Est-ce que son champ d’application est cohérent ?

Nous abordions précédemment la superposition d’exigences dans le domaine de la commande publique, et cet exemple en est une illustration pertinente. Cette proposition de loi découle des travaux de la commission d’enquête sénatoriale sur l’influence croissante des cabinets de conseils privés sur les politiques publiques, dont le rapport a été publié en mars 2022.

Le texte vise à établir un nouveau cadre déontologique pour les relations entre les acheteurs publics et les cabinets de conseil. Il propose la mise en place d’un code de déontologie, l’envoi d’une déclaration d’intérêt, ainsi qu’un contrôle de la haute autorité de la vie publique, notamment sur les allers-retours entre l’administration et les cabinets.

Bien que le contrôle des conflits d’intérêts soit légitime, il est important de noter que l’article L. 2141-10 du Code de la commande publique prévoit déjà des cas d’exclusion, le principe d’impartialité est invocable dans le cadre du référé précontractuel, et la loi Sapin 2 comporte des dispositifs de lutte contre la corruption applicable aux entreprises et donc aux cabinets de conseil. La question se pose donc sur la nécessité d’exigences supplémentaires dans ce domaine, d’autant plus qu’une directive européenne prévoyant également des exigences en matière de conflits d’intérêts est en cours de négociation. Il y a donc un risque d’excès de normes sans nécessairement une amélioration de l’efficacité dans la réalité.

Quant au champ d’application de cette proposition de loi, il s’est clarifié. Initialement prévu uniquement pour l’État et ses établissements publics, l’Assemblée nationale, en première lecture, a étendu son application aux collectivités territoriales au-dessus d’un seuil de 100 000 habitants (régions, départements, intercommunalités, communes) et aux hôpitaux. Cependant, son adoption risque de compliquer considérablement le recours à des prestations de conseils.

Les exigences environnementales s’accélèrent pour les acheteurs publics, est-ce que cela pose un risque sur l’accessibilité à la commande publique des ETI et des PME ? Si oui, quelles solutions mobiliser ?

Le rapport de la Cour des comptes européenne offre des éclairages pertinents sur un aspect crucial. Les données présentées révèlent une augmentation significative de la part des procédures à soumissionnaire unique au cours de la dernière décennie, passant de 23,5 % en 2011 à 41,8 % en 2021 de l’ensemble des procédures. Dans le même laps de temps, le nombre moyen de soumissionnaires par procédure a presque diminué de moitié, passant de 5,7 en 2011 à 3,2 en 2021.

Bien que cette constatation puisse être relativisée en fonction des secteurs économiques, elle indique incontestablement une diminution de l’attrait pour la commande publique. Bien que la Cour n’établisse aucun lien direct entre ce constat et les exigences environnementales, on peut néanmoins craindre que des exigences environnementales accrues liées notamment au recyclage dissuadent les petites entreprises de candidater. Ces exigences impliquent des coûts que toutes les entreprises ne sont pas disposées à assumer, renforçant ainsi le risque d’érosion de la concurrence dans l’attribution des marchés publics. Cela pourrait conduire à une dépendance accrue des acheteurs publics envers quelques grands fournisseurs.
Une connaissance approfondie du secteur industriel en amont est cruciale pour adapter les exigences techniques et procédurales liées à l’environnement à la réalité économique. Il est inefficace de lancer un marché d’achat d’ordinateurs reconditionnés sans avoir préalablement identifié des entreprises capables d’y répondre.

Les transformations profondes exigées par les transitions écologiques et énergétiques en particulier, et les évolutions géopolitiques internationales en cours, font-elles plus que jamais de la commande publique un enjeu politique de souveraineté, au niveau national et européen ?

La crise du Covid-19 a révélé la fragilité de l’industrie française et européenne liée à la mondialisation des chaînes de production. Les 2 000 milliards d’euros de la commande publique européenne sont cruciaux sur le plan économique et politique. Cependant, l’utilisation de la commande publique pour renforcer la souveraineté industrielle est entravée par deux principaux obstacles : l’incapacité à discriminer les entreprises extra-européennes ayant des filiales en Europe dans l’attribution des marchés publics, et la dépendance technologique de l’Europe dans les nouvelles technologies, en particulier dans la production de microprocesseurs. Le Chips Act ne semble pas être sur ce dernier volet une solution significative à ces problèmes.

Propos recueillis par Julien Prévotaux