Faire du droit de la décentralisation un atout de la transition écologique

Publiée le 9 janvier 2024 à 10h00 - par

À près d’un siècle d’intervalle, les administrations locales se retrouvent en première ligne pour satisfaire les besoins essentiels de leur population, face à des transformations inédites de la société impulsées par des évènements indépendants de leur volonté.
Faire du droit de la décentralisation un atout de la transition écologique

De même qu’il s’est agi pour elles d’œuvrer à la reconstruction du pays et de pallier la défaillance d’une initiative privée décimée par la première Guerre mondiale dans les années 1920, de même il s’agit depuis les crises sanitaire et énergétique de 2020 et 2022 de plus en plus d’éviter, réduire et à défaut compenser les effets négatifs du dérèglement climatique et de l’effondrement du vivant au niveau de leur circonscription : pour respecter l’objectif de l’Accord de Paris, dans un contexte géopolitique et inflationniste tendu, marqué par une nouvelle révolution industrielle et, de ce fait, plein d’incertitudes pour l’avenir.

Des administrations locales depuis toujours en première ligne face aux grandes transformations

Même si comparaison n’est pas (toujours) raison, le parallèle entre les deux époques que sont « les années folles » et le « monde d’après » l’épidémie de Covid-19 n’en reste pas moins intéressant, en ce qu’il montre combien la résilience de la société face à des défis nouveaux passe par une adaptation rapide du cadre juridique qui l’enserre, les règles préexistantes devant être réinterprétées ou remplacées à la mesure de ce qu’exige le changement de circonstances.

C’est ainsi qu’en 1930, le Conseil d’État a assoupli les règles d’intervention des personnes publiques dans l’économie, de façon à permettre aux autorités locales d’agir plus facilement face à la défaillance de l’initiative privée. Admises jusque-là, uniquement en cas de « circonstances exceptionnelles » (CE, 29 mars 1901, Casanova), de telles interventions deviennent alors possibles « en raison de circonstances particulières de temps ou de lieu », dès lors qu’« un intérêt public » le « justifie ». Cette évolution, toujours inscrite à l’article L. 1511-2 du CGCT au titre de la protection des « intérêts économiques et sociaux de la population », faisait à l’époque suite à l’adoption, par le gouvernement Poincaré, de deux décrets-lois en 1926, favorables à un assouplissement du contrôle préfectoral sur l’exercice des « libertés locales » : de façon à ce que « les initiatives d’intérêt local » ne soient plus « retardées, ralenties, sinon (…) paralysées », comme l’expliquait l’exposé des motifs de la réforme.

Or, des transformations similaires sont bien à l’œuvre de nos jours, ainsi que cela ressort de la loi n° 2019-463 du 17 mai 2019 tendant à sécuriser l’actionnariat des entreprises publiques locales. De telles entreprises sont quotidiennement utilisées pour gérer des agences de développement économique, mais aussi des ports, des aéroports, des réseaux de transport ou de chauffages urbains… autant d’activités sensibles pour la réussite de la transition écologique et numérique. Or, leur utilisation à cette fin a pu paraître remise en cause par un arrêt du Conseil d’État de 2018, interprétant l’article L. 1531-1 du CGCT comme conditionnant la capacité d’une personne publique à en être actionnaires au fait que l’entreprise soit investie de « l’ensemble des compétences sur lesquelles porte l’objet social de la société » (CE, 14 novembre 2018, SMADC, n° 405628).

À la lettre, cette interprétation découlait de l’article L. 1531-1 dont il ressortait à l’époque que « les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent créer, dans le cadre des compétences qui leur sont attribuées par la loi, des sociétés publiques locales dont ils détiennent la totalité du capital ». Mais, dans l’esprit, cette solution, transposable aux sociétés d’économie mixte, a été perçue comme un obstacle à l’exercice des libertés locales, à ce moment charnière où la transition écologique et numérique impose justement de ménager des marges de manœuvre aux territoires, pour leur permettre d’adapter au mieux leurs circonscriptions aux défis nouveaux. D’autant qu’un autre arrêt permettait, quelques jours après la décision SMADC, aux tiers potentiellement évincés de l’attribution d’un contrat de la commande publique de contester, par le biais du recours pour excès de pouvoir, l’acte de création de l’entreprise (CE, 21 novembre 2018, Dpt du Puy-de-Dôme, n° 405702).

Comme l’expliquait la proposition de loi à l’origine de la réforme de 2019, la solution contraire permet « mutualisation, économies de gestion et donc des marges de manœuvre financières supplémentaires ». C’est pourquoi les parlementaires ont voté ce texte qui affirme la possibilité pour les collectivités territoriales et leurs groupements d’en être actionnaires chaque fois que « la réalisation de » leur objet social « concourt à l’exercice d’au moins une » de leur « compétence » (nouvelle rédaction de l’article L. 1531-1 CGCT).

À un siècle d’intervalle s’est ainsi trouvé confirmé l’importance du rôle qu’il revient aux acteurs locaux de jouer dans l’adaptation du cadre juridique aux défis que posent les transformations en cours, pour que le droit soit un atout – et non un frein – face aux évènements.

L’importance d’un dialogue permanent entre le local et le national pour adapter le cadre juridique de la décentralisation aux nouveaux enjeux

Dans l’entre-deux-guerres, le rôle des administrations locales dans l’adaptation du cadre juridique applicable à la nouvelle réalité sociale a sans doute été favorisée par le cumul des mandats. Confronté à la défaillance quantitative de l’initiative privée, les élus locaux ont dû pallier au plus pressé.
Il s’agissait ainsi dans l’affaire de 1930 de créer un service municipal de ravitaillement en denrées diverses dans le but d’enrayer la montée du coût de la vie. Mais d’autres communes avaient dans le même temps cherché à créer des boucheries municipales sous forme de service public industriel et commercial (CE Ass., 23 juin 1933, Lavabre). Or, non seulement le juge administratif a à chaque fois fini par leur donner raison au contentieux, pour tirer toutes les conséquences du nouveau cadre juridique adopté par le gouvernement Poincaré, mais ce dernier a lui-même été dicté par la nouvelle réalité sociale à laquelle le pouvoir central a été sensibilisé par le jeu du cumul des mandats : c’est en effet lui qui a permis aux élus locaux de faire remonter, via le parlement, au gouvernement les difficultés qu’ils rencontraient dans l’exercice de leurs fonctions et ainsi obtenir une adaptation du cadre juridique.

De nos jours il est vrai, la loi organique n° 2014-125 du 14 février 2014 limite la capacité du cumul des mandats à jouer ce rôle de courroie de transmission avec la même efficacité, du fait de l’interdiction d’exercer simultanément un mandat parlementaire (national et européen) avec un mandat exécutif local. Mais, outre que la remise en cause de cette règle est régulièrement évoquée au plus haut niveau de l’État – ne serait-ce que pour permettre le cumul d’un mandat exécutif local avec le mandat sénatorial et assurer une meilleure représentation des territoires à la chambre haute –, il est toujours possible de cumuler la fonction de parlementaire avec celle de conseiller d’une administration locale. Surtout, les associations d’élus comblent le vide laissé par la réforme, en devenant les interlocuteurs privilégiés avec le gouvernement et le parlement des réformes à entreprendre pour adapter le droit applicable aux nouveaux défis.

Avec certains succès, si l’on en croit la loi du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux, mais aussi la disposition de la loi 3DS du 21 février 2022 reconnaissant désormais aux collectivités locales « un pouvoir réglementaire » pour mettre directement en œuvre les compétences qui leur sont reconnues par le législateur, chaque fois que ce dernier n’en décide pas autrement (CGCT, art. L. 1111-2) – alors que le Conseil d’État considérait jusque-là qu’elles ne pouvaient agir en l’absence de mesures d’applications du pouvoir réglementaire national (CE Avis, 20 mars 1992, Préfet du Calvados, n° 131852).

Un nouveau point d’équilibre à trouver entre l’exercice des libertés locales et le contrôle du pouvoir central

Ces réformes sont toutefois l’arbre qui cache la forêt si on file le parallèle avec l’affaire de 1930. Car, à l’époque, l’arrêt a été le point de départ d’évolutions plus profondes, à l’origine du développement de la boîte à outils interventionniste des administrations locales (aides aux entreprises, valorisation économique du domaine public, urbanisme économique et de planification, entreprises publiques locales…). D’autres évolutions du cadre juridique sont donc attendues. Parmi elles, figure notamment l’avènement d’une nouvelle conception du principe de subsidiarité qui sert de clé de répartition des compétences, non seulement avec le secteur privé, mais aussi au sein du secteur public.

Avec le secteur privé, car les réformes sur la responsabilité élargie des producteurs, le devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre ou encore la responsabilité sociale et environnementale des entreprises vont dans le même sens : elles témoignent de la volonté de redéployer la logique concurrentielle du marché pour en faire un levier de réussite de la transition écologique (et numérique).

Or, la boite à outils interventionniste précitée, héritée du paradigme précédent, offre autant de leviers permettant aux autorités territoriales de peser en ce sens, dès lors par exemple que les entreprises publiques locales peuvent aiguiller l’évolution des entreprises privées dans un sens plus vertueux sur le territoire par le jeu de la concurrence. L’exemple du droit de la commande publique montre toutefois que les règles en vigueur peuvent aussi être un frein à certaines évolutions.

Ce droit a joué un rôle déterminant dans la construction du grand marché unique au niveau européen. C’est la raison pour laquelle il reste marqué par la mise en concurrence préalable de tous les opérateurs économiques des États membres. Mais cette conception des choses entre désormais parfois en contradiction avec l’injonction faite aux administrations locales de contribuer à la transition écologique (et numérique) de leurs territoires : dès lors qu’elle peut conduire à sélectionner des entreprises géographiquement éloignées de la circonscription, au détriment de l’entreprenariat local. Ce qui pose la question d’un nouvel équilibre à trouver, notamment de l’opportunité de revenir à l’intuitu personae dans le choix du cocontractant pour les marchés publics d’un faible montant ou les contrats de délégation de service public.

Au sein du secteur public, dans la mesure où les administrations locales paraissent dans certains cas mieux placées que l’État pour décider des mesures à prendre pour organiser la résilience de leurs territoires face aux nouveaux défis, en tenant compte de leurs spécificités propres. De ce point de vue, la revendication des associations d’élus, encore illustrée le 28 novembre 2023 par les déclarations faites par Murielle Fabre, ès qualité de secrétaire générale de l’AMF, en faveur d’un cadre général d’action arrêté au niveau européen et national qui laisse suffisamment de marges de manœuvre aux autorités locales fait sens. Mais elle pose la question des limites à cette évolution pour prévenir le retour de baronnies locales qui seraient contre-productives.

Une première série de limites est d’ordre budgétaire et financière, du fait de la dégradation de l’épargne des départements et des régions anticipée fin 2023 par la Cour des comptes, en raison de recettes moins dynamiques. Car cette dégradation intervient à un moment où le déficit et l’endettement publics atteignent des records historiques, liés à l’accumulation des crises depuis les années 1970. Ce qui pose la question des actions à entreprendre, au nom de la satisfaction de l’intérêt général, pour redonner des marges de manœuvre financières aux territoires : la solution consiste-t-elle véritablement en de nouveaux transferts de TVA à leur profit, lorsque l’on sait que la constance de cette ressource est dépendante d’une consommation elle-même fluctuante au gré de la conjoncture économique ? Ou bien ne faudra-t-il pas se résigner à leur reconnaître un pouvoir de taux inédit sur des impôts locaux écologiques à construire de toute pièce, sachant qu’ils posent un risque de distorsion de concurrence dans le marché national, à rebours du projet de s’appuyer sur sa logique concurrentielle pour réussir la transition écologique ? Le débat devrait à tout le moins s’engager.

Une autre limite tient à la permanence du rôle de contre-poids assigné à l’État face à des territoires aux compétences et aux moyens renforcés. La séparation verticale des pouvoirs vise en effet autant à prévenir son arbitraire que celui des collectivités locales, dans l’intérêt des citoyens. C’est pourquoi plus de libertés locales doit être synonyme de plus de responsabilité locale. Ce qui suppose d’imaginer de nouveaux mécanismes de régulation permettant d’atteindre le nouvel équilibre attendu entre le renforcement des prérogatives locales et la sanction des abus dans l’exercice de ces nouveaux pouvoirs.

Contrôles administratifs et budgétaires plus ciblés des autorités déconcentrées sur les actes locaux ; importations des mécanismes de compliance du secteur privé dans l’administration afin de faciliter de façon préventive l’identification des risques auxquels s’exposent agents et élus ; clarification des implications effectives de la nouvelle responsabilité des gestionnaires publics devant le juge financier… sont autant d’évolutions en apparence isolées mais qui, rapprochées les unes des autres, montrent qu’un nouveau cadre juridique, plus adapté aux défis de la transition, est d’ores et déjà en train de se mettre en place pour faire de ces libertés locales un atout de sa réussite.

Décrypter, tout au long de cette année 2024, le schéma d’ensemble de ce nouveau tableau de la relation État-collectivités qui se dessine sous nos yeux, de façon impressionniste, n’est pas la moindre ambition de cette chronique des Éditions WEKA.

Par Fabien Bottini, Docteur en droit, Professeur des Universités,
Chaire NC 2040 de Le Mans Université, Chaire innovation de l’Institut Universitaire de France, Consultant

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