Un subtil jeu de poids et contre-poids pour faire du face-à-face État-territoires un atout vis-à-vis des transitions

Publiée le 12 septembre 2023 à 14h00 - par

Cette tribune a été publiée sur le site du journal Le Monde le 25 août 2023 : « Acteurs publics : Remporter le défi des transitions suppose de sortir des cadres établis ». Une version complète est à lire dans « Le quarantième anniversaire des CRC et la décentralisation – L’exemple normand », Bulletin juridique des collectivités locales, n° 7-8/2023 juillet-août 2023.
Un subtil jeu de poids et contre-poids pour faire du face-à-face État-territoires un atout vis-à-vis des transitions

Depuis la crise sanitaire de 2020, les défis posés par les transitions rendent encore plus prégnante la nécessité de pouvoirs publics inspirant la confiance en leur capacité à œuvrer dans l’intérêt général, pour ne laisser personne au bord de la route… Ce qui suppose de les voir agir de façon exemplaire, pour le plus grand bien de chacun et non de quelques-uns. Sachant que les administrations locales sont en première ligne face aux conséquences négatives des transitions, la question se pose de savoir comment ces considérations impactent leur organisation et leur fonctionnement, notamment dans leur relation avec l’État.

Un colloque organisé conjointement avec la chambre régionale des comptes de Normandie et l’Université de Rouen les 22-23 juin 2023 donne des éléments de réponse. Une grille de lecture des évolutions en cours et à venir de la décentralisation consiste en effet à faire des territoires un contre-poids efficace face à l’État, tout en prévenant le retour des féodalités locales.

Faire de la décentralisation un contre-poids à l’action étatique

La tendance esquissée ces dernières années à l’émergence de territoires élargis aux compétences renforcées dotés des moyens d’organiser la résilience de leurs circonscriptions face aux transitions semble devoir se poursuivre. Trois conditions sont toutefois nécessaires pour que la décentralisation puisse jouer ce rôle de contre-poids face à l’État pour catalyser son action dans un sens conforme à l’intérêt général.
La première est celle d’une protection renforcée des élus vis-à-vis des tiers, simples particuliers, opérateurs économiques ou… rivaux politiques. C’est la raison pour laquelle la répression des atteintes à l’honneur – diffamation, dénonciation calomnieuse – liées aux confrontations électorales ou partisanes – doit être renforcée, comme celle des atteintes à la dignité – harcèlement au travail, injures, discriminations. C’est également pourquoi il convient d’éviter toute instrumentalisation du procès à l’encontre des élus, en maintenant, voire repensant les garanties de fond et de forme devant leur être accordées lorsqu’ils sont poursuivis pour raison disciplinaire, financière ou pénale, de sorte que la loi soit la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.

La seconde condition tient à la nécessaire rationalisation du millefeuille administratif pour permettre aux territoires d’être des poids lourds face à l’État. En faire de véritables contre-pouvoirs pour aiguiller son action et prévenir son arbitraire suppose en effet de revoir la taille et la compétence des circonscriptions pour leur donner de véritables moyens d’agir – sans toutefois retomber dans l’écueil de monstropoles et autres monstro-régions coupées de la réalité sociale. De ce point de vue, l’évolution devrait s’accompagner d’une véritable appropriation par les territoires des nouveaux outils à leur disposition pour adapter leurs attributions à leurs particularités locales, en termes de délégations mais aussi de différentiation ou d’expérimentation de compétences.

La troisième et dernière condition tient à la responsabilisation des moyens financiers à la disposition des administrations locales face à l’État. Ce n’est pas parce que ce dernier refuse tout principe d’autonomie financière locale qu’il peut se dispenser de respecter leur autonomie budgétaire. Celle-ci doit être sanctuarisée de façon à permettre aux intéressés de prendre les mesures les plus adaptées face aux évènements. C’est la raison pour laquelle il faut insister sur les apports de la M57 quant au maniement des fonds publics, celui-ci gagnant en souplesse grâce à la gestion des dépenses imprévues ou encore à la fongibilité des crédits mais aussi en lisibilité grâce à leur gestion pluriannuelle. C’est aussi pourquoi il faut continuer d’admettre que l’argent public local puisse en cas de besoin être utilisé pour agir en justice contre l’État face aux conséquences négatives des transitions, à commencer par celles de la transition écologique, comme a commencé à le faire la Commune de Grande Synthe (cf. CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande Synthe, n° 427301 ; CE 10 mai 2023, Commune de Grande Synthe, n° 467982) ; et comme l’admet implicitement le Conseil constitutionnel : puisque celui-ci accepte d’examiner les manquements du législateur au regard du principe de libre administration allégués par les administrations locales au titre d’une question prioritaire de constitutionnalité (CC 12 QPC du 2 juillet 2010, Fusion de communes).

Réorganiser la décentralisation pour prévenir les pratiques féodales

La consolidation du rôle de contrepoids des territoires face à l’État se double de la nécessité d’inventer de nouveaux garde-fous contre le retour de pratiques féodales. C’est pourquoi les acteurs publics territoriaux sont d’ores et déjà voués à être placés sous la surveillance les uns des autres mais aussi des membres de la société civile et des juridictions étatiques – aux termes de l’affirmation d’une sorte de neighbor watching généralisée, tendant à éviter de substituer un risque d’arbitraire par un autre : celui de nouvelles baronnies locales à celui l’État.

Les acteurs de l’Administration locale sont d’abord toujours plus placés sous leur surveillance respective, via un jeu complexe de mécanismes préventifs et curatifs, sous-tendu par l’idée de compliance. Non seulement les obligations déontologiques des élus et des agents sont progressivement renforcées depuis 2013, mais divers outils (cartographies des risques, déontologues…) sont destinés à prévenir autant que faire ce peut les illégalités dans la prise de décision publique. Leur méconnaissance expose les décideurs à des sanctions disciplinaires, financières ou pénales pouvant intervenir suite au signalement ou aux poursuites déclenchés par leurs pairs mais aussi par de simples agents d’exécution. Cette mécanique vise ainsi, de façon plus ou moins assumée, à placer chacun sous le regard de l’autre, pour l’amener à l’auto-discipline mais aussi le faire contribuer à celle de ses collègues ou de sa hiérarchie.

Au cas où ce premier garde-fou serait inefficace, un deuxième consiste à placer élus et agents sous la surveillance des citoyens et des experts : administrés, associations, professionnels du chiffre chargés de la certification des comptes publics… tous ont en effet également la possibilité de signaler des illégalités aux autorités compétentes (voir par exemple le site https://signalement.ccomptes.fr/entreprises). Leur action s’ajoute ainsi aux contrôles budgétaire et de gestion opéré par les chambres régionales des comptes dont les modalités sont d’ailleurs en train d’être repensées, de façon à gagner en cohérence et en efficacité (audits flash, synthèses régionales, contrôles thématiques…).

Dans les cas les plus graves, élus et agents locaux devront toujours rendre des comptes devant les juridictions étatiques, mais selon des modalités sans doute également vouées à être renouvelées. Le juge administratif fait d’ores et déjà évoluer son office, de façon à pouvoir frapper plus vite et plus fort en cas d’irrégularité (ouverture du référé-suspension en matière climatique ; inauguration d’un nouveau contrôle de trajectoire pour vérifier le respect de l’Accord de Paris…) tandis que la nouvelle responsabilité des gestionnaires publics devant la Cour des comptes amorce peut-être le début de la dépénalisation des infractions aujourd’hui réprimées au titre de la prise illégale d’intérêts voire du délit de favoritisme bien que non intentionnellement commises par les élus locaux.

L’avenir dira si le nouvel équilibre qui se met en place est à la hauteur des enjeux. Mais il traduit en creux ce constat : le défi des transitions ne pourra se faire qu’avec des territoires aux prérogatives renforcées.

Fabien Bottini, Docteur en droit public – HDR, Professeur des Universités, Le Mans Université,
Chaire innovation de l’Institut Universitaire de France, Consultant

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