Pour tirer les leçons de la réforme de la responsabilité financière des gestionnaires publics (RFGP), entrée en vigueur le 1er janvier 2023, il est prudent d’attendre que la jurisprudence se consolide. Elle ne comporte pour l’instant qu’une vingtaine d’arrêts, quelques appels et pas de cassation. Mais ce qui est en cause, bien au-delà des décisions de la chambre du contentieux et de la Cour d’appel financière, c’est la réforme elle-même et son application, depuis le lancement de l’instruction jusqu’à la sentence finale. Et les inquiétudes sont nombreuses.
L’inéquité
Premier grief : l’inéquité. Peut-on raisonnablement se satisfaire d’un contentieux qui touche à plus des deux tiers le secteur local ? La Procureure générale près la Cour des comptes s’est elle-même inquiétée du risque d’une justice à deux vitesses qui viserait de préférence des infractions aisément caractérisables en laissant de côté les infractions plus complexes. Qui croira, à la lecture des gaspillages régulièrement « épinglés » dans les rapports publics de la Cour des comptes, que l’État et le secteur social sont mieux gérés que les collectivités territoriales ? Et pourquoi le juge financier se laisserait-il décourager par la complexité, quand ceux du contentieux pénal financier avaient justement choisi de l’affronter ? L’explication de ce déséquilibre flagrant est dans la stimulation délibérée de contrôles des juridictions régionales et territoriales orientés, plus encore qu’auparavant, vers la détection des irrégularités.
Une épreuve humaine lourde
Et c’est bien ce qui gêne : comment se fait-il que ces contrôles aboutissent, depuis la réforme, à des incriminations qui n’étaient que parcimonieusement relevées auparavant ? Ce contentieux est porteur d’un aléa très anxiogène, c’est le second grief. On peut s’étonner, en effet, que des défaillances qui donnaient lieu à une recommandation de la chambre régionale et à un rappel du droit, deviennent soudainement des fautes graves de gestion. On pense aux retards de paiement entraînant des intérêts moratoires : instruits d’un contentieux en cours, tous les DGS sont désormais attentifs à ce point de vigilance. Preuve que ce contentieux a une efficacité pédagogique bien supérieure à des contrôles que d’ailleurs, les CRTC faisaient rarement sur ce thème.
Mais cette pédagogie a un coût humain. Même si les déférés ne conduisent pas tous à un renvoi devant la chambre du contentieux (moins de 50 %), l’instruction représente une épreuve humaine lourde pour les mis en cause, et tout particulièrement pour les DGS, investis d’une triple mission de gestion, de management et de surveillance. Cela signifie pour eux de rassembler des informations sur plusieurs années de gestion, en continuant à assumer leurs responsabilités auprès de leurs élus, agents, usagers ; de devoir solliciter parfois les services d’une collectivité qu’ils ont quittée ; d’affronter le doute et l’impact réputationnel ; de voir soupçonner leur professionnalisme, leur loyauté et leur engagement au service d’une collectivité et de l’intérêt général ; de supporter des frais de justice, faute de protection fonctionnelle, en l’absence même de condamnation, qui est déjà une peine en soi… L’attention – réelle – du président de la chambre du contentieux aux droits de la défense ne pallie pas tous les inconvénients d’une instruction menée, parfois, à charge.
Distinction de l’enjeu financier
L’inquiétude demeure de voir la Cour écarter des griefs manifestement infondés et des lectures biaisées du droit. On pouvait craindre que l’importance du préjudice financier devienne un critère de gravité de la faute de gestion. On peut donc se féliciter de la jurisprudence récente sur la Commune d’Éguilles, par laquelle le juge distingue l’enjeu financier, qui signale les domaines sur lesquels un gestionnaire doit porter, en priorité, son attention, et le préjudice financier résultant d’une carence dans la prise en compte de ces enjeux.
Quant à la mise en cause d’élus pour octroi d’avantage injustifié sur réquisition du comptable, on comprend que cette infraction, jamais actionnée depuis 1993 et réactivée avec la réforme, devient l’ordalie par laquelle la juridiction financière peut enfin faire tomber l’obstacle de l’impunité des politiques. L’arrêt d’appel de la CAF sur la Commune de Richwiller a remis les choses en place : rien ne prouve que le maire qui a accordé des indemnités irrégulières à ses agents l’a fait par intérêt personnel, pour éviter des tensions sociales.
Contentieux au croisement du droit et de la gestion
Beaucoup d’incertitudes demeurent donc dans ce contentieux qui se situe au croisement du droit et de la gestion. La définition de la gravité de la faute reste à ce stade encore subjective, tout autant que la définition du préjudice financier significatif. Cette subjectivité peut être un atout si le magistrat financier s’en saisit pour positionner le curseur sur un niveau de gravité qui conduit à sanctionner les infractions les plus graves pour les deniers publics. Elle devient une menace et ne peut être balayée d’un revers de main en invoquant la bonne gestion publique lorsqu’elle conduit toute une profession à s’interroger sur son avenir.
Danièle Lamarque et Pierrick Raude, avocats au cabinet Rivière
