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L’obligation d’informer préalablement du droit de se taire le fonctionnaire poursuivi devant le conseil de discipline

Publié le 23 octobre 2024 à 10h00 - par

Par une décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024, le Conseil constitutionnel érige le droit de se taire en garantie pour des fonctionnaires poursuivis disciplinairement.

L'obligation d'informer préalablement du droit de se taire le fonctionnaire poursuivi devant le conseil de discipline
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Sur renvoi du Conseil d’État (CE, 4 juillet 2024, n° 493367, inédit), il a été conduit à examiner la constitutionnalité de la deuxième phrase du troisième alinéa de l’article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, selon laquelle « l’administration doit informer le fonctionnaire de son droit à communication du dossier » et le deuxième alinéa de l’article L. 532-4 du Code général de la fonction publique, qui codifie ces dispositions, au regard du droit de se taire garanti par l’article 9 de la Déclaration de 1789. En effet, elles ne prévoient pas que le fonctionnaire poursuivi disciplinairement est informé de ce droit.

Cette décision était attendue et prévisible.

Attendue, car le Conseil constitutionnel a déjà estimé à deux reprises que « le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire » était applicable à des procédures disciplinaires (v. pour des professionnels : CC, 8 décembre 2023, n° 2023-1074 QPC ; pour les magistrats judiciaires : CC, 26 juin 2024, n° 2024-1097 QPC) ; ce qui n’a pas tardé à être invoqué devant les juridictions administratives dans le contentieux disciplinaire (par ex. CAA Paris, 2 avril 2024, GHU Paris Psychiatrie, n° 22PA03578).

Prévisible, car le droit de se taire s’applique « non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition » (CC, 8 décembre 2023, préc., cons. 9) ; ce qui est le cas des sanctions disciplinaires infligées aux fonctionnaires (par ex. CC, 10 mai 2019, n° 2019-781 QPC ; CE, 5 novembre 2020, Syndicat national pénitentiaire Force ouvrière, n° 439211).

Toutefois, la question se posait ici dans des termes différents.

Le droit de se taire, une garantie fondamentale accordée aux fonctionnaires ?

En effet, si, par sa décision n° 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023, le Conseil constitutionnel a jugé que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne peut être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire, il a estimé que « la procédure disciplinaire applicable à ces officiers publics et ministériels, qui est soumise aux exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789, ne relève pas du domaine de la loi mais, sous le contrôle du juge compétent, du domaine réglementaire ».

Le Conseil constitutionnel avait donc écarté l’inconstitutionnalité des dispositions législatives en cause.

À l’inverse, dans sa décision n° 2024-1097 QPC du 26 juin 2024, cette réponse ne pouvait être retenue dès lors que la procédure disciplinaire qui s’applique aux magistrats judiciaires ressortit à la compétence du législateur (CC, 19 juin 2021, n° 2001-445 DC, cons. 60).

Qu’en est-il au sujet des fonctionnaires ? Selon le Conseil constitutionnel, la procédure disciplinaire qui « ne concerne ni les règles constitutives de cette juridiction, ni la procédure pénale au sens de l’article 34 de la Constitution, ni les garanties fondamentales accordées tant aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques qu’aux fonctionnaires civils et militaires » relève du domaine réglementaire (v. CC, 3 mars 2005, n° 2005-198 L, cons. 4).

Toutefois, certains droits reconnus au fonctionnaire poursuivi figurent dans la loi, en particulier le droit à la communication du dossier et l’assistance du défenseur de son choix. Néanmoins, ils sont également mentionnés dans les dispositions réglementaires régissant la procédure disciplinaire dans les trois fonctions publiques (v. art. 1er du décret n° 84-961 du 25 octobre 1984, art. 4 du décret n° 89-677 du 18 septembre 1989 et à l’art. 1er du décret n° 89-822 du 7 novembre 1989).

En revanche, le droit pour le fonctionnaire poursuivi de présenter des observations n’est pas expressément prévu par des dispositions législatives, sauf à le rattacher à celles de l’article L. 121-1 du Code des relations entre le public et l’administration relatif à la procédure préalable contradictoire, qui visent les « décisions prises en considération de la personne ». Le droit de présenter des observations devant le conseil de discipline est prévu par des dispositions réglementaires (v. art. 3 et 5 du décret du 25 octobre 1984, art. 6 et 9 du décret du 18 septembre 1989 et art. 2 et 6 du décret du 7 novembre 1989).

L’hésitation était donc permise. Le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire applicable au fonctionnaire poursuivi et l’obligation de l’en informer préalablement relève-t-il du domaine de la loi ? S’agit-il d’une des « garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civiles et militaires de l’État » au sens de l’article 34 de la Constitution ?

La réponse apportée par le Conseil constitutionnel semble tenir, d’une part, à l’économie générale des dispositions de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983 qui prévoyait « des garanties dont bénéficie le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée », et dont le droit de se taire participerait de la même protection que le droit à la communication du dossier et le droit de se faire assister d’un défenseur de son choix, et d’autre part, à la circonstance que le fonctionnaire poursuivi est susceptible de s’accuser lui-même devant le conseil de discipline, pouvant être « amené, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les manquements pour lesquels il est poursuivi disciplinairement ».

À noter que cette solution vient d’être transposée aux magistrats financiers, la compétence du législateur se limitant pour ces derniers aux règles assimilables aux « garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’État » (CC, 18 octobre 2024, n° 2024-1108 QPC, cons. 6 ; v. CC, 26 juillet 1989, n° 89-160 L).

La consécration du droit de se taire laisse ouverte la question de ses modalités, notamment le moment et la manière dont il doit devenir opposable.

Le droit de se taire limité à la séance du conseil de discipline ?

Avant l’engagement de la procédure disciplinaire, le fonctionnaire mis en cause peut être amené à se justifier sur d’éventuels manquements devant son supérieur hiérarchique. L’agent doit répondre à ses demandes d’explication au nom du principe hiérarchique. À cette occasion, il peut être conduit à reconnaitre certains faits.

Cette phase, préalable à l’engagement des poursuites disciplinaires, ne devrait pas être affectée par la décision du Conseil constitutionnel qui n’a envisagé l’exercice du droit de se taire qu’une fois la procédure disciplinaire engagée et devant le conseil de discipline.

En effet, ayant reporté l’abrogation des dispositions législatives en cause au 1er octobre 2025, le Conseil a retenu, « afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, […] que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation de ces dispositions, le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire devant le conseil de discipline ».

Une telle position s’explique par la circonstance que, pour les sanctions qui ne relèvent pas du conseil de discipline, il n’existe pas, systématiquement, d’entretien avec l’agent dans le cadre de la procédure disciplinaire.

Il sera sans doute difficile pour les agents de saisir qu’ils peuvent ne pas répondre à certaines questions devant le conseil de discipline, mais qu’ils ne peuvent pas le faire dans le cadre d’un entretien disciplinaire s’il était organisé, dans la perspective d’une sanction du premier groupe.

Des précisions sont donc attendues de la part du législateur et du pouvoir réglementaire.

Le droit de se taire, une fausse bonne idée ?

Outre le fait que la temporalité et les modalités de la procédure disciplinaire s’éloignent beaucoup, au regard du droit de se taire, de celles d’une garde à vue ou d’une comparution immédiate, on peut éprouver quelques doutes sur l’intérêt d’un tel droit au regard de la singularité de la procédure disciplinaire.

En effet, la répression disciplinaire des agents publics, sorte de prolongement naturel du pouvoir hiérarchique (v. concl. M. Guyomar sur CE, Sect., 12 octobre 2009, M. Petit, n° 311641, Rec. p. 367), a toujours répondu à une logique particulière par rapport au régime commun des sanctions administratives. Ainsi, le principe de légalité des délits ne s’applique pas aux fonctionnaires (v. CE, Sect., 20 février 1953, Dlle Armelin, n° 98404, Rec. p. 88 ; v. sur les doutes entourant l’inapplication de la rétroactivité in mitius, v. CE, 5 mars 2024, Mme Meignen, n° 461548).

Le devoir d’obéissance hiérarchique peut sans doute justifier certains choix du Conseil constitutionnel. D’une part, à la différence de ses décisions rendues au sujet de la procédure pénale (v. par exemple CC, 4 mars 2021, n° 2020-886 QPC du 4 mars 2021, cons. 7) ou de ses décisions concernant les magistrats judiciaires et financiers (CC, 26 juin 2024, n° 2024-1097 QPC, cons. 13 ; CC, 18 octobre 2024, n° 2024-1108 QPC, cons. 10), il n’a pas expressément recherché si le fonctionnaire poursuivi était susceptible d’être induit en erreur en ce qui concerne son droit à garder le silence. D’autre part, il a limité le droit de se taire à la séance du conseil de discipline.

S’il est certes possible de se réjouir de la reconnaissance d’une garantie supplémentaire aux fonctionnaires, la portée du droit de se taire paraît limitée, dès lors que l’agent aura pu reconnaître les faits avant même l’engagement de la procédure disciplinaire, ce qui risque de fragiliser à l’excès les procédures disciplinaires, en particulier celles en cours. En effet, le Conseil constitutionnel a indiqué que « la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement ».

Thomas Cortès, Avocat, Docteur en droit chez HMS Avocats

Auteur :

Thomas Cortès

Thomas Cortès

Avocat, Docteur en droit