Enseignement privé : « les enjeux de la reproduction sociale sont plus forts que tout »

Publié le 23 janvier 2024 à 8h00 - par

Amélie Oudéa-Castéra, en justifiant la scolarisation de ses enfants dans le privé, a relancé le débat sur le choix de cet enseignement. Le sociologue Bernard Lahire (CNRS/ENS) en détaille les « justifications » et « causes profondes » et met en avant les enjeux de « reproduction sociale ».

Enseignement privé : "les enjeux de la reproduction sociale sont plus forts que tout"
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Pourquoi les familles choisissent-elles le privé ?

Les raisons du choix de l’école privée varient selon les propriétés sociales des familles. Mais il faut distinguer les causes profondes de ces choix des justifications données par les parents quand on leur demande pourquoi ils ont scolarisé leurs enfants dans le privé. Par exemple, certains milieux peuvent invoquer des raisons pédagogiques (méthode Montessori ou méthode traditionnelle), ou bien encore religieuses, mais cela est malgré tout sous-tendu par des considérations plus prosaïques comme des sauts de classe facilités, des désirs d’entre-soi bourgeois, ou encore la garantie d’un encadrement pédagogique, moral et disciplinaire très strict.

Au cours de mes enquêtes en milieux populaires, j’ai rencontré des parents de milieu ouvrier originaires du Maroc qui souhaitaient mettre leurs enfants dans une école privée catholique parce qu’ils jugeaient que ce n’était pas bon pour eux d’être dans des écoles avec une trop forte présence d’immigrés.

De manière générale, c’est le souci des parents que leurs enfants ne soient pas « freinés par des mauvais élèves », qu’ils puissent aller aussi vite que possible dans les apprentissages, qu’ils soient encadrés-disciplinés, et qu’ils soient protégés des « mauvaises fréquentations », qui les incitent à faire le choix du privé. Et quand les parents ont eux-mêmes fait tout ou partie de leur scolarité dans le privé, il n’est même plus question de choix, mais d’habitude ou d’évidence.

Certains établissements privés médiatisés dernièrement (Stanislas, École alsacienne…) sont prisés par les catégories supérieures, mais incarnent-ils l’élite scolaire ?

Sur plus de 7 500 établissements d’enseignement privé en France, il y en a de plus ou moins prestigieux, les plus prisés étant ceux des grandes villes, et tout particulièrement ceux de la capitale. Le point commun de ces établissements, qu’ils se distinguent par ailleurs par leur pédagogie ou par le fait d’être laïc ou catholique, c’est l’entre-soi (…).

L’une des particularités de la France, c’est que les plus grands lycées d’élite sont des lycées publics. Et il en va de même pour les établissements d’enseignement supérieur. Le privé joue un rôle de tri social et de distinction surtout dans le primaire et le collège (un gros quart des élèves sont scolarisés dans des collèges privés), beaucoup moins au niveau du lycée et du supérieur.

La ségrégation scolaire et sociale s’accentue-t-elle ces dernières années ?

Les ségrégations scolaire, urbaine et sociale ont toujours existé. Elles ne sont que la manifestation de logiques de classe et même de fractions de classe. On parle beaucoup de la pratique du contournement de la carte scolaire, mais la première chose qu’on devrait souligner c’est le fait qu’en fonction de votre lieu de résidence, qui dépend de votre niveau de revenu, vous êtes amené à mettre votre enfant dans une école de secteur déjà largement sélectionnée socialement.

La ségrégation urbaine précède et engendre la ségrégation scolaire des publics. Et pour de jeunes parents, le choix d’habiter ici plutôt que là se fait aussi selon des considérations scolaires. Et lorsque des parents sont encore insatisfaits par rapport à ce que dicte la carte scolaire, ils pratiquent le contournement. On voit bien que tout cela se fait avec l’accord tacite de ceux qui devraient s’efforcer de faire appliquer scrupuleusement les règles.

L’intérêt de classe, et la volonté d’entre-soi toujours plus pur, toujours plus sélectif, sont plus forts que tout et seule une politique ferme de mixité urbaine et scolaire pourraient contrarier ces logiques. Mais les gouvernements de droite comme de gauche ont laissé les choses se développer et rien n’a enrayé la machine à trier, parce que les enjeux de la reproduction sociale sont plus forts que tout.

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