Marie-Lou Urosevic : “l’EIT, une approche territoriale permettant d’optimiser et de boucler les ressources sur un territoire”

Publiée le 15 mars 2024 à 14h00 - par

Entretien avec Marie-Lou Urosevic, Ingénieure en charge de l'Écologie Industrielle et Territoriale (EIT) au département de la Seine-Maritime.
Marie-Lou Urosevic : “l’EIT, une approche territoriale permettant d’optimiser et de boucler les ressources sur un territoire”

Vous êtes chargée de mission Écologie Industrielle et Territoriale. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?

L’écologie industrielle et territoriale (EIT) est l’un des piliers de l’économie circulaire que plusieurs réglementations nationales encouragent à développer dans les territoires. Elle vise à développer les activités d’un territoire donné en s’inspirant du fonctionnement écosystémique de la nature, c’est-à-dire que tout élément a son utilité et est bouclé dans la nature. L’Ademe la définit comme une approche territoriale permettant d’optimiser et de boucler les ressources sur un territoire, qu’il s’agisse d’énergies, d’eau, de matières, de déchets, mais aussi d’équipements et d’expertises.

Les deux principaux enjeux d’une telle démarche sont d’après moi :

  • la connaissance du territoire, des flux nécessaires à son fonctionnement (entrants) et des flux non utilisés ou en surplus (sortants) ;
  • l’instauration d’un climat de confiance entre les acteurs privés et publics propice au partage de données et à la mise en place de synergies.

Ces synergies peuvent être de substitution (au lieu d’acheter du plastique vierge, j’utilise du plastique recyclé par exemple), ou de mutualisation (comme dans le cas de l’achat mutualisé de chariots électriques).

Plus concrètement, être chargée de mission EIT consiste dans un premier temps à mobiliser et rencontrer des acteurs publics et privés. Il faut les convaincre de l’intérêt de l’EIT et puis connaître le cœur de leurs activités. Il s’agit ensuite de répertorier leurs flux entrants et sortants, de les analyser pour identifier des complémentarités ou des similitudes susceptibles d’aboutir à des synergies. Typiquement, les palettes dépourvues d’utilité dans une entreprise pourraient servir à l’entreprise voisine. Cette collecte de données peut se faire via des diagnostics en entreprise ou via des enquêtes en ligne. Enfin, l’objet de la dernière étape est de faciliter la rencontre des acteurs pour faire émerger ces synergies en déterminant les modèles économiques, logistiques et juridiques les plus adaptés.

Une fois que la démarche est lancée, que des premières synergies sont effectives, il va s’agir d’évaluer les gains économiques et environnementaux apportés par ces synergies et de mettre à jour les données des flux du territoire de manière régulière.

« L’EIT peut permettre d’analyser de manière plus macro, la dynamique des flux sur un territoire »

La démarche Écologie Industrielle et Territoriale est-elle seulement à l’attention des entreprises ?

Non, car en parallèle, animer une démarche d’EIT, suppose aussi instaurer un échange privilégié avec les différentes collectivités territoriales et EPCI, notamment. Le but est alors de s’aligner aux différentes stratégies et plans qu’ils ont pu établir sur les sujets d’énergie, d’eau, de déchets, de foncier (PCAET, PLPDMA, PLU, stratégie énergétique, etc.), mais aussi afin de collecter des données nécessaires à la caractérisation des besoins du territoire.

Enfin, pour aller plus loin, sur un aspect plus théorique, l’EIT peut permettre d’analyser de manière plus macro la dynamique des flux sur un territoire. Par exemple, il est possible de répertorier les consommations d’eau actuelles (potables, nappes, pluies, eaux usées traitées), d’identifier les quantités d’eau potable ou de nappes qui pourraient être substituées par de l’eau de pluie ou des eaux usées traitées pour chaque consommateur et de comparer cette nouvelle configuration avec les scénarios de disponibilité de l’eau d’ici 2030 et 2050 afin de mesurer la menace une fois les optimisations réalisées.

Bien que les départements aient en principe perdu leurs compétences économiques, c’est un département qui vous emploie. Sur quel fondement intervenez-vous ?

Le département de la Seine-Maritime est l’autorité portuaire sur les ports territoriaux que sont les ports de pêche, plaisance, commerce de Fécamp et du Tréport ainsi que le port de pêche du Havre.

Les activités portuaires de ces trois ports représentent près de 500 000 tonnes de marchandises pour le commerce, 11 000 tonnes de poissons débarqués pour la pêche et 1 000 emplacements pour la plaisance.

C’est donc sur ses ports que le département a choisi de lancer cette démarche d’écologie industrielle et territoriale. En effet, le département investit des montants importants pour l’entretien, la rénovation et la modernisation des super structures. En contrepartie, il attend de ses ports qu’ils se développent et irriguent les territoires et leurs hinterlands. Or, le développement des activités générées par le port, qui comptent plus de 2 000 emplois directs et indirects, ne peut se faire sans un engagement fort en matière de respect et de protection de l’environnement, nécessitant l’implication de l’ensemble des acteurs du territoire. D’où la pertinence de lancer une démarche d’écologie industrielle et territoriale pour allier développement économique des ports et protection de l’environnement.

En outre, les retours d’expérience montraient l’importance de l’initiative publique pour lancer une telle démarche collective. Le département de la Seine-Maritime a donc pris ce rôle d’initiateur. Son objectif est de donner des idées, d’accompagner le démarrage de premières synergies, mais il n’est pas de porter les projets ou de porter cette démarche de manière pérenne. Ce sont les acteurs locaux qui doivent s’emparer de la démarche et réfléchir collectivement à la manière de la pérenniser.

Par ailleurs, cette idée de démarche EIT sur nos ports ne vient pas de nulle part puisque les premières démarches EIT ont été mises en place sur des zones portuaires : Kalundborg au Danemark s’est engagé dans l’EIT dès 1961, et en France, la première démarche EIT fut développée sur le port de Dunkerque avec l’association ECOPAL créée en 2001. Depuis, tous les grands ports maritimes de France se sont dotés d’une démarche EIT, ce qui n’est pas le cas des ports territoriaux. Ainsi, les ports de la Seine-Maritime sont dans les premiers à travailler sur ce sujet. En effet, l’EIT était l’une des pistes d’action proposées dans le cadre d’un diagnostic environnemental des ports réalisé en 2018. La pertinence de cette piste fut validée suite à une préétude de faisabilité menée en 2019. Cependant, là où les grands ports maritimes se suffisaient à eux-mêmes, cette préétude conseillait d’élargir le périmètre de la démarche à l’échelle de l’intercommunalité afin de travailler sur des flux quantitativement significatifs pour favoriser l’émergence de synergies. Cet élargissement du périmètre a impliqué la création d’une collaboration forte avec les intercommunalités compétentes en matière de développement économique. Et ce dernier point sera désormais facilité puisque le département de la Seine-Maritime a engagé, en même temps que l’EIT, une réflexion de nouvelle gouvernance des ports qui a abouti à la création d’un syndicat mixte des ports réunissant le Département, les communes portuaires et les intercommunalités.

Les ports départementaux sont des ports de pêche, de commerce et de plaisance. Quel est l’intérêt de créer des synergies entre eux ?

Plusieurs intérêts de l’EIT et des synergies qu’elle crée ont été identifiés pour les ports du département. L’EIT présente en premier lieu un intérêt pour les acteurs directement concernés par les synergies.

  • Gains économiques via la valorisation de flux en local, mais aussi via des logiques de mutualisation. Plusieurs exemples à ce propos : la préparation et le recyclage des déchets plastiques en local permettra de diminuer les coûts de transport, la valorisation de déchets coquilliers diminuera le coût lié à l’enfouissement et la gestion mutualisée de déchets que les acteurs produisent en petite quantité optimisera les circuits de collecte et générera donc une diminution des coûts.
  • Diminution des impacts environnementaux qui peut se traduire dans les actions marketing des acteurs, mais également dans la diminution de leur bilan carbone et dans leur rapport RSE. Par exemple, l’utilisation de chaleur résiduelle permettra de diminuer les consommations de gaz ou de fioul d’un ou plusieurs acteurs, impactant favorablement le bilan carbone.
  • Amélioration de la résilience des acteurs face aux crises qui s’annoncent que ce soit au niveau de la disponibilité des ressources en eau, en matière ou des ressources énergétiques. Ici, plusieurs exemples également : la récupération d’eau de pluie pour remplacer l’utilisation d’eau potable ne génère que de faibles gains économiques. Toutefois, les potentielles futures restrictions d’eau ainsi que les nouvelles contraintes données par le Plan Eau de l’État sont autant d’arguments pour travailler sur le sujet. De même, le partage de la production d’énergie renouvelable entre acteurs grâce à l’autoconsommation collective présente l’avantage de rendre les acteurs en partie indépendants des coûts de l’énergie.

Ensuite, l’EIT présente un intérêt pour le territoire de manière générale, car les places portuaires peuvent être sujettes à critiques : nuisances olfactives, nuisances sonores, pollution des eaux, diminution des ressources halieutiques liées aux activités de pêche, etc. En s’engageant dans des synergies pour la protection de l’environnement, les pêcheurs, les armateurs, les manutentionnaires portuaires, les plaisanciers montrent aux populations locales que le port se soucie de son impact environnemental et essaie de le diminuer. La création de synergies pour diminuer l’impact environnemental favorise par conséquent l’acceptation des activités portuaires par les populations locales. Par exemple, l’organisation de la collecte puis de la valorisation des déchets coquilliers, qui aujourd’hui sont stockés longuement sur le port, pourrait diminuer les nuisances olfactives. De plus, il est prévu de mettre en lumière les actions menées par la démarche EIT auprès du grand public, au sein du port center en cours de création et qui aura pour vocation de présenter aux visiteurs le fonctionnement des ports départementaux de nos jours.

Enfin, le dernier intérêt qu’apporte l’EIT est celui de créer, par sa transversalité et son caractère systémique, un lieu de collaboration entre le département de la Seine-Maritime, les communes et les intercommunalités sur ces sujets d’eau, d’énergie, de matière, de déchets, mais également de développement économique et d’aménagement du territoire. L’interface ville-port pour nos ports territoriaux est particulièrement prégnante et le dialogue sur ces sujets devient indispensable, notamment avec l’accentuation du changement climatique. Cette collaboration autour de l’EIT fut utilisée, entre autres, comme exemple concret dans la réflexion et les échanges préalables à la création du syndicat mixte des ports de Seine-Maritime.

Quels sont les chantiers prioritaires que vous avez identifiés ? Qu’en attendez-vous ?

Avec les 25 diagnostics réalisés, ce sont 23 synergies qui ont été détectées. Sur ces 23 synergies, les entreprises ont choisi de prioriser 7 synergies :

  • création d’un réseau de chaleur avec utilisation de la chaleur fatale d’industriels ;
  • autoconsommation collective en photovoltaïque avec les toitures portuaires et les toitures d’acteurs en dehors du périmètre portuaire ;
  • récupération d’eau de pluie pour alimenter une station de lavage d’engins mutualisée ;
  • gestion mutualisée des biodéchets ;
  • valorisation des déchets de coquilles ;
  • mutualisation d’un espace de stockage frigorifique ;
  • plan de mobilité inter-entreprises.

Dans l’objectif de faire avancer la réflexion sur ces synergies, nous réalisons des études d’opportunité ainsi que des enquêtes pour préciser les données, avec l’aide d’un bureau d’étude qui nous accompagne sur l’ensemble de la mission EIT.

« L’EIT est aussi un outil adapté pour mener des politiques de résilience des territoires »

Du côté de nos attentes, comme présenté précédemment, notre rôle est d’être force de proposition, charge ensuite aux acteurs de s’emparer des sujets et de les approfondir via des études de faisabilité. Par exemple, le projet de réseau de chaleur est à l’arrêt faute de porteur de projet. L’intercommunalité semblait être le porteur le plus pertinent, mais elle n’a pas souhaité porter l’étude de faisabilité du fait de la complexité technique et juridique du projet.

Il y a cependant des exceptions pour ce qui est de notre rôle : sur le projet d’autoconsommation collective, l’étude a permis de s’accorder sur la nécessité pour les ports de se doter de stratégies énergétiques afin de prioriser les acteurs qui pourront bénéficier de l’énergie produite. Dans ce cas-là, c’est le syndicat mixte des ports qui envisage de porter la rédaction de ces stratégies énergétiques et non pas les acteurs directement.

Ainsi, ces deux premières années d’animation de la démarche EIT aident aujourd’hui à la construction des priorités EIT pour le port, priorités qui vont au-delà des synergies priorisées par les acteurs :

  • la stratégie énergétique, comme évoqué ci-dessus ;
  • la thématique des plastiques avec en particulier le sujet de la valorisation des filets de pêche usagés, les besoins en plastique vierge, ou autres alternatives, pour le conditionnement des produits de la pêche et la captation des déchets plastiques charriés par les rivières, qui transitent par le port avant d’arriver en mer ;
  • la thématique de la gestion des déchets sur le port de manière générale, car avant de pouvoir mutualiser et améliorer la valorisation, il faut que la gestion soit correctement organisée ;
  • la thématique de l’eau avec en particulier les consommations d’eau potable sur les aires de carénage qui pourraient être substituées par d’autres eaux.

Sur ces thématiques, le syndicat mixte pourrait être le coordinateur et le porteur d’études de faisabilité et de mise en place d’actions.

Quel accueil les entreprises réservent-elles à votre démarche ? Qu’en attendent-elles ? Comment travaillez-vous avec les autres territoires concernés ?

Ce sont principalement des entreprises présentes sur les domaines portuaires et celles situées à proximité qui se sont intéressées à la démarche. Sont également présents les acteurs qui pourraient apporter des solutions aux problématiques (recycleurs, chantiers d’insertion). Ce sont des acteurs de toute taille, de moins de 10 salariés à 250 salariés, voire 800 pour la plus grande d’entre elles. À quelques exceptions près, les entreprises étant plus éloignées ont ignoré le démarchage ou refusé de s’engager lorsqu’il s’agissait de démarchage téléphonique.

« Les entreprises conçoivent que la création de synergie permette la diminution et la maîtrise des coûts »

Les acteurs ont d’après moi plusieurs attentes vis-à-vis de cette démarche.

  • Le souhait de s’inscrire dans des dynamiques territoriales : Dans un contexte de menaces, notamment climatiques, certaines entreprises ont manifesté la volonté d’intégrer les réflexions collectives.
  • Le besoin d’informations : Les entreprises, et en particulier les plus petites d’entre elles, n’ont pas forcément les moyens humains de se tenir au courant des nouveautés réglementaires ou technologiques sur les sujets de déchet, d’eau et d’énergie. À titre d’exemple, les groupes de travail ont eu l’avantage de montrer aux entreprises qu’elles rencontraient les mêmes problématiques, malgré leurs différences d’activités. Certaines ont donc organisé des visites de leur entreprise pour faire du partage d’expérience sur le photovoltaïque ou sur la récupération de chaleur.
  • La création de synergies : Même si la démonstration par l’exemple mérite d’être menée, les entreprises conçoivent que la création de synergie permette la diminution et la maîtrise des coûts. La crise énergétique a été un véritable déclencheur et a favorisé la mobilisation d’un nombre plus important d’acteurs lors des groupes de travail. Toutefois, l’argument économique n’est pas l’unique source de motivation, car derrière certaines entreprises, il y a des hommes et des femmes qui souhaitent aussi faire diminuer l’impact environnemental de leurs activités.

Quelle(s) limite(s) à garder à l’esprit avec l’EIT ?

La création de synergies génère une interdépendance bénéfique pour la pérennisation des activités, mais il faut garder tout de même à l’esprit que certaines activités sont menacées intrinsèquement par les changements de pratiques induits par la transition écologique. Pour certaines synergies, cette interdépendance peut être handicapante et peut donc constituer une limite à l’EIT. Pour la transformer en levier, il faut, après avoir utilisé l’EIT pour aider les entreprises à pérenniser leurs activités, utiliser l’EIT comme un moyen d’identifier les menaces qui peuvent peser sur le territoire et ses acteurs afin de les aider ensuite à dépasser ces menaces. En cela, je crois que l’EIT est aussi un outil adapté pour mener des politiques de résilience des territoires.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Docteur en droit public – HDR, Professeur des Universités,
Le Mans Université, Chaire innovation de l’Institut Universitaire de France, Consultant

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