“La nécessaire bifurcation ne se fera pas selon un mode descendant et uniforme”

Publiée le 21 septembre 2023 à 9h30 - par

Entretien avec Jean-Luc Delpeuch, Président de la communauté de communes du Clunisois.
“La nécessaire bifurcation ne se fera pas selon un mode descendant et uniforme”

© Guillaume Pommier Ville de Cluny

ZAN, ZFE, CRTE… les transitions, notamment la transition écologique, sont synonymes de nouvelles réglementations. Cet empilement des normes est-il de nature à faciliter l’action publique locale selon vous ?

Pour une collectivité territoriale, relever les défis de la bifurcation dans un contexte budgétaire très contraint, avec la disparition des marges de manœuvre fiscale et la stagnation des dotations de l’État, est une mission extrêmement compliquée.

Il est certain que la complexité réglementaire et le fait que de nombreux financements passent dorénavant par des processus compétitifs d’appel à projets contraignent encore davantage la donne, surtout pour les communes et communautés de communes de taille modeste, en milieu rural, dans lesquelles les élu(es) doivent en général tenter de pallier eux-mêmes l’absence d’ingénierie pour le montage des dossiers ou pour la mise en œuvre des textes.

Les contrats de relance et de transition écologique (CRTE) sont de bons outils de dialogue avec l’État, mais n’apportent pas de financements nouveaux. De plus, sur les dossiers atypiques, les besoins de la bifurcation font que beaucoup de projets doivent innover. Or, l’État a du mal à prendre leur financement en compte, car les règles de sélection qu’il applique restent conventionnelles et donc non adaptées à ces projets innovants.

Face à ces difficultés, pour la communauté de communes que je préside, nous avons fait le choix de créer une équipe d’ingénierie, mise à la disposition de nos communes, chargée de préparer et monter les dossiers techniques des projets innovants et d’accompagner la communauté et les communes dans leur mise en œuvre.

Nous avons ainsi une équipe d’une quinzaine de personnes chargées de projets (mobilité, sobriété, économie circulaire, alimentation, forêt, biodiversité, habitat, etc.). Au sein de cette équipe, nous employons des doctorantes et doctorants, dont les missions opérationnelles nourrissent le travail de recherche. Nous sommes membres de plusieurs réseaux de collectivités, dans lesquels nous mutualisons nos expériences. Nous nous sommes dotés d’un outil de formation à l’innovation territoriale – le Collège européen de Cluny –, destiné aux agents, aux élus et aux acteurs du territoire, mais aussi ouvert à leurs équivalents d’autres horizons géographiques.

Pour faire face à ces nécessités, dans un contexte où les ressources classiques des collectivités sont contraintes, il faut repenser le modèle économique et s’engager vers de nouvelles activités susceptibles de dégager des ressources, à travers la participation à des projets de production d’énergies renouvelables par exemple. À cette fin, nous avons créé une SEM destinée à ce que la collectivité prenne des participations dans des projets économiques.

Un certain nombre d’élus locaux dénoncent de nos jours une recentralisation de l’action locale. Ce phénomène serait visible au travers de la réinterprétation de leur rôle par les préfets au titre du contrôle de légalité, celui-ci devenant davantage une activité de tutelle que de conseil. Partagez-vous ce constat ?

En effet, au fur et à mesure de la diminution de ses effectifs de terrain, le rôle de l’État déconcentré a évolué vers moins d’opérationnalité, moins d’assistance technique et davantage de contrôle juridique. Dans ce contexte, les préfectures ont du mal à accompagner les collectivités de façon dynamique et créative.

L’État n’est-il pour autant qu’un frein à l’action publique locale ? Ne joue-t-il pas également son rôle de facilitateur dans la mise en œuvre des politiques publiques des territoires ?

Dans le contexte que je viens de décrire, il reste des occasions de fructueuses coopérations avec l’État. C’est par exemple en bonne intelligence avec l’État que la communauté de communes a pu contribuer au sauvetage d’une laiterie-fromagerie, condamnée à la fermeture par les services de l’État pour des questions de normes sanitaires que l’entreprise n’arrivait pas à satisfaire pour les raisons économiques.

Avec l’aide de l’État, la communauté de communes a racheté les bâtiments et procédé à leur mise aux normes. L’entreprise a repris ses bâtiments dans le cadre d’une location-bail et de nombreux emplois, directs et indirects, ont ainsi pu être sauvés.

La coopération entre les territoires devient un enjeu du succès des mesures prises face aux transitions. Pourtant, les dispositifs imaginés par l’État pour lui offrir un cadre n’ont pas encore fait la preuve de leur efficacité. Une telle collaboration vous semble-t-elle importante ? Comment faites-vous à votre niveau pour assurer une collaboration « à 360° » avec les autorités locales autour de vous ?

Dans le cadre de notre projet de territoire « Vivre ensemble en Clunisois… dans le monde d’après », j’ai été chargé par le conseil communautaire de maintenir une concertation étroite avec huit intercommunalités qui nous entourent.

Je rencontre donc mes homologues de façon informelle, mais avec une certaine régularité, pour faire le point sur nos interfaces. Nous considérons en effet que les habitants d’une intercommunalité ne sont pas enfermés dans celle-ci : ils franchissent en permanences les limites administratives pour leurs courses, leurs études, leur activité professionnelle, les soins dont ils ont besoin, etc. Il faut donc s’assurer que les systèmes de mobilité, les différents services de garde d’enfants, de centre de loisirs, ont été correctement conçus pour les habitants aux interfaces des territoires. Ces réunions de bon voisinage sont utiles, riches et conviviales.

Il y a de plus des structures locales comme le Pôle d’Équilibre Territorial et Rural (PETR), le Pays d’Art et d’Histoire, l’Établissement public d’Aménagement et de Gestion des Eaux (EPAGE du bassin de la Grosne), qui nous permettent de nous coordonner et de coopérer avec nos voisins. Nous réfléchissons à la possibilité de nous lancer dans un projet de Parc naturel régional (PNR) à l’interface entre ces différentes structures coopératives, mais ce n’est à ce stade qu’une réflexion amont.

La crise sanitaire a montré l’importance de territoires à énergie positive pour la santé de leur économie. Où en êtes-vous à votre niveau ? Comment en faire un levier de la transition écologique, d’une façon qui concilie le développement économique et le la protection de l’environnement ?

Sans tomber dans une vision étroite d’autarcie, il est en effet nécessaire de repenser les échelles de l’activité économique, en cherchant à valoriser les productions locales et limiter les transports intempestifs.

Dans cet esprit, après une intense concertation avec les producteurs locaux et métiers de bouche, la communauté a investi dans un laboratoire de transformation agroalimentaire, qui permet de transformer sur place les productions locales : fruits, légumes, viande, escargots, etc. Cela donne de la valeur à ces productions, mais permet aussi qu’elles soient au maximum consommées localement, sans que chaque exploitation ait à investir lourdement dans des autoclaves, des chambres froides, des mélangeurs, etc.

De la même façon, la mise en œuvre de l’économie circulaire où les sous-produits des uns deviennent les matières premières des autres est une façon de créer de la richesse et de réduire les coûts d’élimination. La valorisation des compétences locales va dans le même sens. Nous développons une « Maison de la transmission du geste » dans une friche hospitalière, où des artisans seniors transmettent leurs savoir-faire à des nouveaux venus.

Bien que rural, votre territoire a pour originalité d’avoir des industries. Quelles actions ont été menées pour créer un cercle vertueux entre industrie, agriculture, artisanat et commerce de proximité ?

Nous avons créé un Pôle Territorial de Coopération Économique (PTCE), qui fonctionne comme une plateforme de rencontre entre les acteurs économiques et comme un connecteur entre eux, également incubateur de projets coopératifs.

Outre des entreprises de l’économie conventionnelle, on y rencontre des structures de l’économie sociale et solidaire, dans le champ de l’insertion en particulier. La valorisation des ressources locales et matériaux locaux est un des axes importants de ce pôle, auquel participent également notre syndicat de valorisation des déchets, notre société d’économie mixte pour la production d’énergies renouvelables, etc.

Cette volonté partagée des acteurs du territoire en matière de circuits courts et d’écologie industrielle participe à l’objectif que nous nous sommes fixé dans le cadre de notre projet de territoire d’atteindre la neutralité carbone dès 2040.

Parmi nos projets emblématiques figure la valorisation des bois locaux de qualité « chauffage » pour produire des matériaux bois utilisables pour la construction, notamment les huisseries (portes, fenêtres, etc.).

Nous travaillons avec des entreprises locales, les communes propriétaires de forêts, l’ONF, le laboratoire bois de l’École d’Arts et Métiers. Il est à la fois intéressant au plan économique et vertueux en bilan carbone de ne pas brûler le bois, mais de l’utiliser en matériau de structure qui fixe le carbone. Ce projet permet d’organiser une véritable filière locale reliant la gestion des forêts, la première et la deuxième transformation du bois, le secteur de la construction et l’activité de recherche et développement.

Les acteurs locaux sont-ils aujourd’hui suffisamment formés pour mettre en œuvre les différentes actions en faveur des transitions ?

Nous avons en Clunisois la conviction que la nécessaire bifurcation ne se fera pas selon un mode descendant et uniforme : c’est aux acteurs de terrain de créer les dynamiques collectives et les services de proximité permettant de faire basculer les modes de vie et les modes de création de richesse.

Dans ce mouvement ascendant, il est essentiel que les institutions publiques de niveau supérieur (départements, régions, État, Europe) soient aidantes et à l’écoute. Cependant, il est également nécessaire de mettre l’accent sur la formation des acteurs, qui doivent percevoir le plus clairement possible les enjeux et les imbrications entre ces enjeux, mais qui doivent aussi maîtriser les méthodes de stimulation de l’intelligence collective. C’est un art qui ne s’improvise pas.

C’est à cette fin que nous avons confié à une institution de formation supérieure à statut associatif (le Collège européen de Cluny basé sur le campus des Arts et Métiers, dans l’ancienne abbaye de Cluny) l’animation de formations continues et diplômantes destinées aux acteurs de terrain (agents, élus, responsables des structures de l’économie sociale et solidaire) en matière d’innovation territoriale, face aux nécessités de la bifurcation. Ces formations sont accréditées par l’université de Bologne. Le Collège européen de Cluny est un lieu de brassage d’expériences et de compétences : les auditeurs viennent non seulement du Clunisois, mais aussi d’horizons géographiques plus lointains, dans l’Europe et son voisinage.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à Le Mans Université, Membre de l’IUF

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