“Nous vivons depuis plus de vingt ans sous des politiques de recentralisation qui ne disent pas leur nom”

Publiée le 28 décembre 2022 à 9h30 - par

Entretien avec Bertrand Faure, Professeur de Droit public à l'Université de Nantes.

D’une façon générale, qu’est-ce qui a le plus retenu votre attention depuis mars 2020 et le début de la crise sanitaire s’agissant du droit territorial ?

L’impression dégagée par le traitement de la crise sanitaire dans notre pays est celle d’un renforcement, comme par réflexe, du jacobinisme d’État. Alors que l’épidémie a frappé très inégalement notre territoire, les décisions de crise restreignant nos libertés ont été les mêmes partout, comme si les sacrifices n’étaient acceptables pour les français que parce qu’ils étaient les mêmes partout. Simultanément, les autorités locales, et notamment les maires, ont été privés de la possibilité d’utiliser leurs pouvoirs pour faire face à la crise alors qu’ils avaient été bien des fois pertinemment utilisés comme on l’a vu pour imposer le port du masque au moment où le Gouvernement – incapable d’en fournir à sa population – estimait ceux-ci inadaptés à la protection des personnes.

Cette crise a-t-elle selon vous révélé la nécessité d’une nouvelle étape de la « décentralisation à la Française » ?

La nécessité d’une nouvelle étape de la décentralisation n’est pas révélée par la crise sanitaire mais, depuis plus longtemps, par l’obsolescence de notre administration territoriale surchargée en niveaux d’administration et, donc, complexe, lente et coûteuse. Le plus désolant est que les parlementaires sont incapables de partager ce diagnostic éprouvant toujours, face aux problèmes, la nécessité de les minimiser ou de les expliquer.

Bien des bouleversements apparaîtraient utiles, pas seulement au niveau du découpage des compétences, mais d’abord au plan institutionnel avec trop de collectivités et de niveaux de collectivités qui fonctionnent ensemble sans ordre territorial décidé puisque chacune et chacun est décisionnaire pour lui-même. Le paysage territorial est envahi par une multitude de petites souverainetés insuffisamment dotées en population, compétences et ressources mais que les élus dans leur fief peuvent avoir avantage à maintenir. Le système ne tient plus que par des béquilles au fonctionnement complexe (relations contractuelles, intercommunalité, co-financements, soutien logistique de l’État…).

La clause générale devrait être rendue aux collectivités qui l’ont perdue car une collectivité territoriale n’est pas un établissement de l’État subordonné aux missions que celui-ci lui configure. Elle est au contraire la traduction au niveau de l’action du rapport de représentation entre les élus et leurs électeurs. Le problème est plutôt que trop de niveaux de collectivité en profitaient car le réformateur des années 1980 a pu ajouter les régions au paysage sans rien réorganiser au plan institutionnel.

À peine sortie de la crise sanitaire, les administrations locales sont confrontées à la crise énergétique. Le droit territorial est-il armé pour passer de crise en crise ? Ou bien faut-il inventer de nouveaux principes directeurs des services publics locaux, notamment un principe de « résilience » puisque le mot a beaucoup été mis en avant au moment de la crise sanitaire ?

J’éprouve une grande méfiance à l’égard des grands mots, celui de « résilience » parmi d’autres. Roland Barthes parlait de la « mollesse des grands mots » dont l’usage s’est ritualisé mais qui n’expliquent plus grand-chose de précis et révèlent, en fait, le vide de la pensée. Sur le fond, il est difficile de tout exiger des collectivités, qu’elles soient par leurs services publics de proximité les « ménagères de la nation », ayant d’ailleurs à ce titre toujours joué leur rôle d’amortisseur social des crises depuis les années 1980, qu’elles suppléent l’État qui n’a plus les moyens d’assumer ses charges essentielles (routes, enseignement, chemins de fer…) et qu’elles organisent l’avenir en matière de transition énergétique. Sur ce dernier point, l’action de l’État reste essentielle car les compétences environnementales des collectivités sont très limitées et le droit des énergies reste un droit national.

Le contexte budgétaire a remis sur la table l’idée d’un conseiller territorial. Faut-il s’attendre à de nouvelles fusions de structures dans les années à venir ? Le projet de dissolution des 35 000 communes dans les 1 250 EPCI à fiscalité propre pourrait-il faire son retour ? Quels sont les avantages et les inconvénients d’un tel projet ?

Le conseiller territorial peut être une possibilité intéressante pour enfin établir cet ordre territorial qui manque au pays. Mais il faudra sortir l’Institution de l’improvisation dans laquelle elle avait été imaginée où les départements et leur région étaient totalement confondus au plan organique – puisque le conseil régional devenait l’assemblée plénière des conseils départementaux – et restaient totalement distincts au plan matériel puisque chaque niveau gardait ses compétences, continuant de les exercer pour lui-même.

Quant à la nécessité de simplifier le bloc communal, elle est évidente, que ce soit par la fusion communes-EPCI ou d’autres procédés. Mais le pouvoir réformateur est bloqué sur ce point par le Sénat jouant son rôle historique de « grand conseil des communes de France ».

De nouveaux contrats de relance et de transition écologique ont été signés ; la planification écologique est mise à l’ordre du jour ; le PLF 2023 évoque des « contrats de confiance » avec les administrations locales… Rapprochée de l’abrogation des impôts locaux, ces différents outils annoncent-ils une remise en cause du principe de libre administration ?

Il y a longtemps que le principe de libre administration n’est plus efficace à jouer son rôle en tant que directive d’organisation des pouvoirs publics susceptible de limiter l’emprise de l’État sur la vie des collectivités territoriales.

Nous vivons depuis plus de vingt ans sous des politiques de recentralisation qui ne disent pas leur nom. Cela s’est bien entendu vérifié en période de crise extrême, comme c’était le cas de la crise sanitaire, où l’ensemble des libertés, et parmi elles les libertés locales, a dû accepter un certain nombre de sacrifices.

Le développement des relations contractuelles en est un symptôme : les actions publiques d’État et décentralisées n’ont jamais été autant en situation d’interpénétration au service des grandes causes nationales définies par l’État et organisées selon ses règles (économie budgétaire, protection de l’environnement, efficacité sanitaire…).

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à l’Université du Maine, Membre de l’IUF

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