“L’univers fiscal traditionnel est aujourd’hui déséquilibré par les mutations de son environnement” (2/2)

Publiée le 1 février 2023 à 8h10 - par

Deuxième partie de notre entretien avec Michel Bouvier, Professeur de droit et avocat, Président de la Fondafip.
“On assiste à l’aboutissement de la déconstruction du modèle d’autonomie fiscale locale”

L’inflation touche durement certaines collectivités territoriales et leurs groupements. L’inflation n’est-elle pour autant qu’une mauvaise nouvelle ? N’a-t-elle pas pour effet de diminuer le stock de la dette locale et d’apporter un surplus de ressources via la TVA ?

Il faut rappeler, et éventuellement en tirer les leçons, que l’inflation liée aux chocs pétroliers de 1973-1979 s’est accompagnée, à l’échelle mondiale, d’une progression considérable de l’endettement. Pour partie, l’inflation a favorisé ce phénomène par l’abondance des disponibilités monétaires qu’elle suscite, et par l’allègement des charges des débiteurs qu’elle permet. Mais il ne faut pas oublier qu’inversement, l’endettement a aussi favorisé et encouragé l’inflation. Le développement excessif du crédit se traduit, en effet, par une création monétaire qui n’est plus gagée par un surplus d’activité économique et de création de richesse, et qui repose souvent sur de simples anticipations spéculatives. La progression trop rapide et injustifiée de la masse monétaire conduit ainsi à une hausse rapide des prix, caractéristique de l’inflation et donc une mise en difficulté financière des collectivités locales comme de tout acteur économique.

Quant à la hausse de la TVA, elle peut rapidement devenir un leurre si l’on considère qu’une crise économique est synonyme de réduction des activités voire de fermetures d’entreprises et de chômage. Il en résulte un effet de ciseaux, les dépenses publiques augmentant plus rapidement que les ressources publiques. Cet effet de ciseaux est source d’un déficit comblé par l’emprunt, qui engendre un effet boule de neige, autrement dit un accroissement des charges, et donc de l’écart lorsqu’une politique de hausse des taux par les banques centrales est menée.

L’enjeu majeur aujourd’hui est lié aux conséquences de la guerre en Ukraine combinée à celle de la pandémie en Chine qui provoquent, outre un désordre des échanges et de la chaîne d’approvisionnements, une pénurie des matières premières et une montée des prix. Les mesures de rétorsion prises contre la Russie avec l’arrêt ou la limitation des achats de gaz et de produits pétroliers amplifient encore le phénomène. Il est à craindre, si cette situation venait à durer, que la hausse des prix se diffuse par effet capillaire à l’ensemble des produits et services, ce qui provoquerait une pression à la hausse sur les salaires engendrant ensuite une hausse des prix. On le sait, dans une telle situation, l’inflation s’installe dans la durée avec des effets que l’on connaît bien, tels qu’une hausse des taux d’intérêt à long terme et la menace d’une récession.

L’inflation, notamment du prix de l’énergie, reste malgré tout une mauvaise nouvelle pour les administrations locales. Qu’est-il prévu par la loi de finances pour y faire face ?

Un « filet de sécurité », destiné aux communes et établissements public de coopération intercommunale, a été institué par la loi de finances rectificative pour 2022. Le soutien mis en place par l’État est de 50 % de la hausse des dépenses constatées en 2022 au titre de la revalorisation du point d’indice et 70 % des hausses de dépenses d’approvisionnement en énergie, électricité et chauffage urbain et d’achat de produits alimentaires constatées en 2022. Ce dispositif a été reconduit et élargi par la loi de finances pour 2023. Il devrait concerner entre 21 000 à 28 000 collectivités dont la situation financière s’est dégradée du fait de la hausse des prix énergétiques. Le budget 2023 institue également un « amortisseur électricité » destiné à prendre en charge 50 % des surcoûts au-delà du seuil de 180 euros/MWh ainsi qu’une hausse de 320 millions d’euros de la DGF.

Il est à toutefois à craindre que ces mesures ne soient pas à la hauteur des besoins financiers des communes. Compte tenu des multiples crises qui se sont révélées c’est un changement de modèle de gouvernance financière locale auquel il serait pertinent de procéder. Il est justifié de s’interroger sur l’avenir du modèle de gouvernance financière locale pour de multiples raisons. En premier lieu, on l’a dit (cf. la première partie de notre entretien) du fait de la déconstruction d’un modèle fiscal qui porte atteinte à un élément clef de l’autonomie financière des collectivités territoriales et par voie de conséquence qui limite leur indépendance au regard de leur liberté de choix et de leur capacité de pilotage et de financement des politiques publiques qu’elles entendent ou devraient mener au regard de la gravité de certains problèmes. En second lieu, parce qu’une gouvernance financière locale affaiblie constitue un handicap dans un monde au sein duquel les crises se multiplient et auxquelles il est indispensable de répondre à la fois stratégiquement et rapidement.

Comment peut-on financer toutes ces aides d’urgence ? Une taxe exceptionnelle sur les superprofits est-elle envisageable ? D’autres pistes sont-elles explorées ?

Si une taxe sur les superprofits est envisageable intellectuellement, elle est conjoncturellement difficile à mettre en œuvre en France, on a pu le constater. C’est très difficilement qu’une contribution temporaire des entreprises énergétiques au taux de 33 % a été introduite dans la loi de finances pour 2023 avec une mise en vigueur à partir du 1er janvier 2023. Cette contribution ne concerne que les entreprises des secteurs du pétrole, du charbon, des raffineries et du gaz ayant réalisé des profits supérieurs à 20 % au cours des années 2018/2021. Quant aux autres pistes, elles consistent à chercher à savoir comment augmenter les bases d’imposition en identifiant par exemple les terrains en friches industrielles. Mais il serait utile de traquer les manquements au civisme fiscal local et pour cela de relancer la mise en place d’Observatoires fiscaux tels qu’ils ont été conçus dans les années 1990.

On peut aussi imaginer de multiples possibilités de taxation que ce soit du revenu, de la dépense ou du capital – l’histoire de l’impôt en fourmille. Toutefois, le taux de pression fiscale en France est particulièrement élevé pour que l’on puisse l’augmenter sans engendrer des effets pervers. Néanmoins, on demeure à ce stade dans une sorte de pis-aller. La question des ressources fiscales locales devrait faire l’objet d’une analyse globale. Le problème de fond est que nous sommes en présence d’un modèle d’imposition conçu dans le cadre d’un autre modèle économique, social et politique que celui que nous connaissons aujourd’hui.

L’une des difficultés tient selon vous à ce que le modèle d’imposition a été conçu dans le cadre d’un autre modèle de société. Qu’est-ce à dire ?

En définitive, l’univers fiscal traditionnel est aujourd’hui déséquilibré par les mutations de son environnement. Les décideurs politiques sont confrontés à des questions inédites, de plus en plus complexes, qu’ils ne peuvent se borner à régler ni au cas par cas ni avec des réponses qui ont pu être efficaces autrefois. De leur côté, les contribuables, particuliers ou entreprises, ont changé. Non seulement ils se perçoivent de plus en plus comme des clients du secteur public, mais ils s’ouvrent concrètement ou virtuellement à un univers globalisé et une culture internationale fait irruption au sein des systèmes fiscaux. Ce nouveau contexte est à l’origine d’un véritable  désarroi fiscal qui se constate un peu partout dans le monde. Il en résulte des politiques incertaines qui se traduisent tantôt par des baisses d’impôts, tantôt par des hausses. Il s’ensuit une crise de lisibilité et de compréhension de la fiscalité et, par conséquent, une incapacité à répondre aux nouveaux enjeux qui sont les siens. Face à la complexité sociale qui s’accroît de jour en jour et à des points de vue théoriques indécis voire contradictoires, les choix fiscaux sont rendus de plus en plus difficiles.

Dans la mesure où la fiscalité a encore un pied dans le 20e siècle, voir même le 19e ou le 18e siècle, une évaluation de la validité du système fiscal est urgente car ce dernier a été conçu pour un monde d’une autre époque et se trouve confronté à des situations totalement inédites qu’il est impuissant à régler. Il faut le souligner, l’essentiel de la fiscalité actuelle a été institué de la fin du 18e siècle jusqu’à la seconde moitié du 20e dans des contextes qui, on s’en doute, ne correspondent plus à celui des sociétés contemporaines. La majeure partie des prélèvements obligatoires a été inventée pour un État relativement fermé et pour une économie déterminée par la valeur travail. Il faudrait d’ores et déjà en reconsidérer le bien-fondé et la pertinence dans un monde ouvert, au sein duquel se développe une économie du numérique.

« Réorganiser le secteur public qui devrait épouser la complexité́, c’est-à-dire la multiplicité et l’interactivité des acteurs publics et privés »

Toutes ces dépenses vont-elles se faire selon vous contre ou en faveur de la transition écologique ?

On peut espérer que les mesures prises en faveur de la transition écologique engendrent des effets positifs. Toutefois, il s’agit là de mesures ponctuelles qui ne correspondent pas à une stratégie concertée entre les décideurs locaux et nationaux. C’est là encore la question du modèle de gouvernance financière publique qui est en cause.

Toutefois, l’heure n’est plus à des ajustages ponctuels aussi bien pour répondre aux questions générales ou à celles qui concernent directement les collectivités locales. L’enjeu fondamental est d’être capable d’assumer le défi de la complexité, d’interpréter, d’organiser et de piloter des phénomènes de plus en plus enchevêtrés ce qui nécessite de prendre appui sur un réseau de mutualisation des savoirs, des moyens et des actions.

Quelle est selon vous la réforme idéale de la gouvernance financière notamment locale pour affronter les transitions ?

Pour ce faire, il convient d’admettre que l’on ne peut concevoir isolément les institutions locales et nationales, ce qui n’implique pas de confondre leurs fonctions. Il s’agit d’identifier les acteurs, de les situer dans le réseau nécessairement multi-rationnel auquel ils appartiennent et de parvenir à mettre en place une gouvernance financière publique en réseau. C’est une réflexion politique au sens fort qui s’avère nécessaire, et ce en vue de dégager une nouvelle conception des rapports financiers non seulement entre les collectivités locales et l’État mais entre l’ensemble des acteurs publics voire même privés concernés. Poursuivre un tel objectif devrait conduire à instituer un organe paritaire ayant pour fonction de participer, par la concertation, à la régulation des finances publiques. Il s’agirait, autrement dit, d’instituer un modèle partenarial réunissant les acteurs économiques, politiques, sociaux… et cela au niveau local et national.

En ce qui concerne la composition de cet organe, elle devrait être représentative des acteurs concernés, collectivités locales, Sécurité sociale, partenaires sociaux. La nature plurielle d’une telle institution permettrait non seulement de coordonner les décisions mais aussi de définir des propositions de solutions communes correspondant à la complexité et à l’incertitude qui caractérise nos sociétés. Ce lieu de contrôle-régulation des finances publiques organisé sous forme paritaire pourrait devenir une institution-clef du bon fonctionnement du système.

Une telle direction impliquerait donc de réorganiser le secteur public qui devrait épouser la complexité, c’est-à-dire la multiplicité et l’interactivité des acteurs publics et privés. On peut en effet constater aujourd’hui qu’il existe une mosaïque de pouvoirs économiques, politiques, sociaux qui ne trouvent aucun lieu pour se concerter et définir des solutions communes.

À un moment où une stratégie financière publique nouvelle va s’avérer indispensable pour maitriser un déficit et une dette publique susceptibles de mettre en cause l’équilibre de la société, il est crucial que soit mis en place un partage des informations ainsi qu’un lieu de coordination des voies susceptibles d’être prises. Il s’agit de faire revivre la création institutionnelle et d’aller au-delà de l’État centralisé, vertical et quasiment caricatural que la France a autrefois connu. Il s’agit également d’aller au-delà d’une auto-organisation de pouvoirs autonomes, horizontaux, et finalement d’une néo-féodalité. La voie est donc étroite. Elle ne peut que se formaliser dans un système transversal associant unité et diversité, ce que l’on pourrait qualifier d’ordre des autonomies relatives. Il s’agirait, on l’a compris de la fondation d’un ordre des autonomies relatives des pouvoirs politiques reflet d’un ordre des autonomies relatives des pouvoirs financiers publics.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à l’Université du Maine, Membre de l’IUF

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