“On assiste à l’aboutissement de la déconstruction du modèle d’autonomie fiscale locale”

Publiée le 24 janvier 2023 à 14h00 - par

Première partie de notre entretien avec Michel Bouvier, Professeur de droit et avocat, Président de la Fondafip.
“On assiste à l’aboutissement de la déconstruction du modèle d’autonomie fiscale locale”

On constate que le pouvoir de taux des administrations locales est toujours un peu plus rogné. Quel est l’objectif du Gouvernement au travers de sa réforme ?

La suppression de la CVAE (dont le taux ne dépend pas de la collectivité mais est préfixé en fonction du chiffre d’affaires de l’entreprise entre 0 % et 3,75 %) a été effectivement décidée dans le cadre de la loi de finances pour 2023. La suppression est prévue sur deux ans, 2023 et 2024.

En fait l’on assiste à l’aboutissement de la déconstruction du modèle d’autonomie fiscale locale. Le processus a débuté il y a déjà une quarantaine d’années.

En effet, depuis des décennies il semblait aller de soi que la notion d’autonomie financière locale, de la gouvernance financière, devait s’entendre de l’association d’un pouvoir de décision (vote des taux) au regard de certains impôts propres aux collectivités ; et de la liberté de gérer librement l’ensemble des fonds dont elles disposent afin de décider des dépenses devant être consacrées aux objectifs visés. Bref d’une autonomie fiscale et d’une autonomie de gestion. De fait, on ne s’est jamais clairement interrogé sur la possible dissociation entre autonomie de gestion et autonomie fiscale. Il existait un sens commun implicite.

On a l’impression d’assister à l’avènement d’une nouvelle décentralisation dissociant autonomie fiscale et autonomie de gestion. Peut-on dans ces conditions encore parler d’autonomie financière locale ?

Effectivement, la question qui se pose désormais est celle de savoir si l’on peut parler d’autonomie financière des collectivités locales lorsque la liberté de gestion des fonds qui leur sont alloués, et donc de faire des choix libres en matière de dépenses, n’est pas associée à un pouvoir fiscal conséquent.

Si l’on considère que l’origine et la puissance de tout pouvoir politique sont largement déterminées par la détention d’un pouvoir fiscal relativement autonome, non par la seule libre gestion de moyens financiers procurés et concédés par d’autres, il semble alors naturel que la question de la gouvernance financière locale en vienne à se cristalliser autour d’un débat portant principalement sur l’étendue et la qualité du pouvoir fiscal local. L’autonomie fiscale locale est au cœur de la décentralisation et il est crucial de décider en toute clarté si elle est ou non essentielle au bien-être des citoyens, c’est-à-dire à la démocratie comme au développement économique et à la justice sociale. Or, on peut constater une dégradation progressive aboutissant à une disparition d’un modèle fiscale local pourtant ancré dans une histoire relativement longue.

L’autonomie fiscale locale est pourtant une vieille idée. Quelles en ont été les étapes ?

On peut estimer que l’autonomie fiscale locale commença à se mettre timidement en place lorsque des impôts datant de la Révolution française (contributions foncières, contribution mobilière, contribution des patentes) furent transférés aux collectivités locales. Une condition de base de l’autonomie, à savoir l’attribution d’une fiscalité propre, pour ensuite être progressivement instituée tout au long du 20e siècle. Les propositions de réforme se multiplièrent dans les années qui suivirent la crise économique de 1929. Les finances locales posaient un problème qui apparaissait de plus en plus grave et nombre de commissions furent alors mises en place pour tenter de lui donner une réponse. Ces propositions se rejoignaient toutes autour de critiques de fond (inefficacité, archaïsme, inégalité, pression fiscale trop lourde, etc.) mais aussi dans le souci de ne pas complètement bouleverser le système. Et d’ailleurs un tel vœu se retrouve dans le premier texte qui posera concrètement les principes des modifications futures : l’ordonnance n° 59-108 du 7 janvier 1959.

Cette ordonnance constitue la première grande étape d’une réforme de la fiscalité locale. Non suivi d’application immédiate, ce texte est cependant très important dans la mesure où il définit l’architecture d’ensemble d’une refonte qui sera mise en œuvre par des textes ultérieurs.

L’autonomie financière locale s’est toujours appuyée sur les impôts existants faute d’un « grand soir fiscal ». Comment l’expliquer ?

Plusieurs hypothèses de travail étaient possibles pour fonder l’autonomie fiscale locale. Plutôt que de maintenir en le rénovant un système reposant sur les quatre vieilles contributions, on pouvait opter pour sa suppression totale et son remplacement par l’attribution aux collectivités locales d’une fraction des impôts d’État à grand rendement (TVA, IR). Cette seconde hypothèse a été rejetée pour un certain nombre de motifs se rattachant essentiellement à la question de l’autonomie financière locale, mais aussi aux problèmes fiscaux qu’un tel choix aurait pu poser.

Par ailleurs, bien que l’ordonnance de 1959 supprime les anciennes contributions foncières, mobilière, des patentes, et les remplace par les taxes foncières sur les propriétés bâties et non bâties, la taxe d’habitation et la taxe professionnelle, la solution qui a finalement prévalu a été, sur le fond, de maintenir le système existant en le modernisant et cela en droite ligne des propositions qui avaient été faites depuis un quart de siècle. Il fut préconisé d’une part d’actualiser et de simplifier les bases d’imposition, d’autre part de supprimer le mécanisme de la répartition et de lui substituer celui de la quotité. L’ordonnance du 7 janvier 1959 fut avant tout un document d’orientation visant à mettre en place la réforme et il fallut attendre 1973 pour que soient prises les premières mesures concrètes de transformation de la fiscalité directe locale. En effet, conformément aux orientations de l’ordonnance du 7 janvier 1959, la loi du 31 décembre 1973 substitue à compter du 1er janvier 1974 trois nouvelles taxes aux anciennes contributions foncières et mobilière : la taxe foncière sur les propriétés bâties, la taxe foncière sur les propriétés non bâties, la taxe d’habitation. La contribution des patentes quant à elle sera remplacée par la taxe professionnelle par une loi du 29 juillet 1975. Au total une étape importante vers l’autonomie fiscale était franchie, les collectivités locales disposant d’impôts propres modernisés. Le couronnement du processus fut réalisé par une loi du 10 janvier 1980 qui énonce qu’à compter du 1er janvier 1981 les « conseils généraux, conseils municipaux et instances délibérantes des organismes de coopération intercommunale dotés d’une fiscalité propre votent chaque année les taux des taxes foncières, de la taxe d’habitation et de la taxe professionnelle ». Par conséquent c’est donc bien avant les lois de décentralisation de 1982-1983 que triomphe l’autonomie fiscale locale.

Mais ce triomphe ne sera que de courte durée. Le coup d’envoi d’une lente érosion de la fiscalité locale qui passa longtemps inaperçu fut lancé par une loi de finances rectificative pour 1982 du 26 juin 1982 qui amorça un processus de déconstruction qui ne s’arrêtera plus.

Vous datez à 1982 le début de l’érosion du pouvoir fiscal des territoires. Pourquoi ?

Une observation attentive laisse voir une évolution ascendante d’un partage du pouvoir fiscal entre l’État et les collectivités locales jusqu’en 1980 puis une évolution inexorablement descendante. En effet, dans le cadre d’une politique économique de l’offre, il fut alors décidé d’alléger la charge pesant sur les contribuables et tout particulièrement sur les entreprises. La loi de finances rectificative pour 1982 institue un certain nombre d’allègements, notamment une réduction de la part salaire de la base de la taxe professionnelle. Par la suite les allègements succéderont aux allègements et s’ils concerneront principalement la taxe professionnelle pour aboutir, on le sait, à sa suppression, ils s’étendront, dans des proportions certes différentes, aux autres impôts locaux.

Les derniers épisodes marquants furent la suppression de la taxe d’habitation puis celle de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises. Il faut toutefois préciser que ces épisodes furent précédés d’une décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2009 qui a juridiquement clarifié la question de l’autonomie fiscale. Par cette décision, le Conseil est formel en affirmant « qu’il ne résulte ni de l’article 72-2 de la Constitution ni d’aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités territoriales bénéficient d’une autonomie fiscale ».

C’est ainsi que depuis plus de quarante ans on peut constater un effritement de l’autonomie fiscale locale à la fois d’un point de vue matériel par une disparition de la fiscalité locale et sa transformation progressive en dotations et d’un point de vue juridique par la décision très claire de la Haute juridiction. La marche vers une rupture d’avec le modèle des années 1970-1980 apparaît donc indéniable.

Comment expliquer l’abandon progressif du modèle de décentralisation hérité des années 1970 ?

Cette disparition d’un modèle pourtant bien ancré dans une histoire s’explique pour des raisons à la fois matérielles conjoncturelles et théoriques qui expriment et d’une certain façon légitiment une « demande d’État ».

Cette demande d’État tire ses origines concrètes dans la multiplication des crises, économiques, sociales, financières, sanitaire et maintenant géopolitiques qui se sont succédé depuis une cinquantaine d’années. Les dernières en date étant la crise de la Covid-19 et celle déclenchée par la guerre d’Ukraine.

Toutefois, il serait inexact de penser que la « reprise en main » de la fiscalité locale par l’État serait la seule résultante d’un « retour de l’État » provoqué par la crise des subprimes, par celle du Covid-19 ou par les conséquences économiques et sociales de la guerre en Ukraine. Il faut aussi prendre en compte que depuis quelques années l’air du temps a changé indépendamment des crises récentes.

Si l’on considère en effet le contexte théorique des années 1980, il était dominé par un cadre de pensée libérale classique, le « main stream ». Dans ce cadre, les dégrèvements, exonérations et suppressions d’impôts locaux relevaient de l’idée qu’un allègement de la fiscalité, principalement pour les entreprises, favorise le développement économique. Ce point de vue, parfois radicalement antifiscal, largement admis, fut mis en œuvre par les décideurs politiques. C’est donc sur la base de cette logique, participant de ce que l’on qualifia de « consensus de Washington », que s’enracina et s’épanouit le déclin de la fiscalité locale et que, finalement et contre toute attente, à l’inverse de l’objectif poursuivi par le courant « main stream » qui était de réduire le champ d’action de l’État, ce dernier en faisant régresser l’autonomie fiscale locale limitait celui des collectivités territoriales à son profit et renforçait la centralité du secteur public. Cette évolution, il faut le rappeler fut parallèlement encouragée par une « demande d’État » revendiquée par une commission internationale créée en 2006, la commission « croissance et développement » présidée par l’économiste Michaël Spence et composée de 21 membres venus d’horizons très divers. Un rapport fut produit le 22 mai 2008 qui conclut que « la croissance (…) réclame un État fort ». Ce rapport, qualifié de contre consensus de Washington, est significatif d’un changement d’orientation qui s’est vérifié depuis d’autant plus qu’il a été d’une certaine façon légitimé par les chocs de toutes sortes déjà évoqués qui se sont produits dans le monde. Quelques années plus tôt et dans le même ordre d’idées, il faut évoquer le rapport de la commission Picq de 1994 qui concluait qu’« il existe aujourd’hui une très grande demande d’État ».

Ainsi, que ce soit au plan national ou au niveau international les esprits étaient préparés au changement de politique qui allait prendre un caractère spectaculaire avec la crise des subprimes et plus encore avec celles qui ont suivi. Un tel contexte ne pouvait que remettre en cause un modèle de gouvernance financière locale qui certes avait évolué mais qui demeurait enraciné dans les mondes des 18e, 19e et 20e siècles. Aussi, si l’on considère la décentralisation financière comme une solution pertinente pour répondre aux crises, il est indispensable de faire preuve d’audace institutionnelle et d’ouvrir les portes d’un autre modèle.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à l’Université du Maine, Membre de l’IUF

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