“Un nouvel acte de décentralisation est nécessaire”

Publiée le 14 mars 2023 à 9h30 - par

Entretien avec Jean Arthuis, Président de la Commission pour l’avenir des finances publiques (rapport mars 2021), ancien ministre, ancien parlementaire, ancien président du Conseil général de la Mayenne.
Jean Arthuis, Président de la Commission pour l’avenir des finances publiques, ancien ministre, ancien parlementaire, ancien président du Conseil général de la Mayenne

Fort de votre double expérience d’élu local et national, que pensez-vous de l’abrogation des impôts de production ? Faut-il véritablement y voir une recentralisation de la fiscalité locale ou bien une réforme rendue nécessaire par le « réalisme politique » pour stimuler la compétitivité de l’économie nationale en période de crise et faire face à l’effet ciseau qui pèse sur les finances publiques en général ?

L’idée selon laquelle certains impôts sont à la charge des ménages alors que les autres sont payés par les entreprises est un pernicieux sophisme. C’est une habileté politique trop longtemps véhiculée par les gouvernants pour faire avaler la hausse des prélèvements obligatoires. Le principe de réalité commande d’admettre une évidence : toute dépense supportée par une entreprise, quelle qu’elle soit, est répercutée dans le prix demandé aux consommateurs, aux clients, y compris ceux domiciliés à l’étranger. Celle qui s’en exonérerait programmerait sa faillite. Dès lors que le marché est européen et largement ouvert à l’international, maintenir des impôts de production altère la compétitivité et accélère les délocalisations d’activités et d’emplois. C’est ainsi que la France s’est désindustrialisée.

Le Gouvernement a raison de s’attaquer aux impôts de production. Ils sont de deux ordres : territoriaux (CVAE et CFE pour un volume de 30 Md€ d’euros), d’une part, et sociaux (cotisations d’assurance maladie et famille, de l’ordre de 100 Md€), d’autre part. L’option choisie vise les impôts locaux. Elle poursuit la suppression enclenchée depuis plusieurs décennies de la fiscalité locale supportée par les ménages. Les majorités successives, à défaut de réformer un système devenu obsolète et injuste, ont ainsi pris le risque de compromettre une décentralisation responsable. S’agissant des impôts de production, la mesure mise en œuvre, de l’ordre de 10 Md€, n’est pas à la mesure des enjeux. D’abord, elle peut inciter les élus locaux à se désintéresser, voire à s’opposer, aux implantations de nouvelles industries sur leurs territoires. Plus fondamentalement, les « relocalisations » et la « réindustrialisation » appellent une transformation radicale du financement des branches santé et famille de la Sécurité sociale. D’ores et déjà, une partie importante des dépenses sociales sont financées par l’impôt (CSG, TVA et diverses taxes). Il importe d’aller au bout de cette logique.

Différents pays ont accompli cette mutation structurelle. En 1987, le Danemark a supprimé les cotisations sur le travail et porté le taux de TVA à 25 %. Dans mon rapport sénatorial « Les délocalisations et l’emploi », publié en 1993, je préconisai la « TVA sociale ». Le débat est tabou en France. Tous les poncifs sont mis en exergue à ce sujet. Notre pays a réussi l’exploit de promouvoir un progrès social (retraites, 5e semaine de congés payés, 35 heures) non gagé par des gains de compétitivité, sans hausse des prix –  celle-ci résultant d’importations croissantes. C’est ainsi que pour financer les 35 heures à l’hôpital, médicaments et appareillages médicaux sont partis en Inde et en Chine.

Comment, dans tous les cas, assurer le financement de l’action publique locale sur la durée sans creuser davantage la dette et exposer les territoires à un risque de dépendance des marchés financiers, tout en œuvrant à la croissance de demain ?

L’action publique locale pilotée par les collectivités territoriales dépend désormais des subsides que leur alloue l’État, sous forme de dotations, de subventions, de compensations d’impôts supprimés, de taxes transférées. En 2021, les impôts locaux ne représentent plus que 22,4 % de leurs recettes, et le recours à l’emprunt est limité à 7 % de leurs recettes. Contrairement à l’État et aux organismes de Sécurité sociale, elles ne peuvent emprunter pour financer des dépenses de fonctionnement. De fait, elles dépendent de l’État, et c’est lui qui est soumis aux marchés financiers. L’endettement massif contracté pendant la crise du Covid-19, à des taux d’intérêt autour de zéro, pour assurer la sécurité sanitaire et prévenir un collapsus économique et social, a pu accréditer un scénario d’argent magique. Redoutant le pire, les banques centrales, notamment la BCE, ont racheté les dettes publiques dans des volumes inédits. Depuis quelques mois, sous l’effet de l’inflation, le principe de réalité est de retour. La charge de la dette, dit autrement le poids des intérêts annuels, va rapidement peser sur les arbitrages budgétaires.

Les responsables politiques doivent donner des gages aux marchés, procéder aux réformes structurelles trop longtemps ajournées, maîtriser l’évolution de la dépense publique, privilégier les facteurs de croissance, dynamiser la production, stabiliser la dette publique. Faut-il rappeler que nous sommes en déficit chronique depuis 1974, portant ainsi la dette de moins de 20 % du PIB à 100 % à la veille de la pandémie ? Sans oublier que notre balance commerciale ne cesse de se dégrader depuis vingt ans, signifiant que nous consommons plus que ce que nous produisons !

De plus en plus de voix s’élèvent pour appeler à un changement de paradigme de l’action publique de façon à lui faire cesser de gérer a posteriori les externalités négatives des politiques de soutien au développement économique. Vous semble-t-il véritablement possible d’inverser la logique et d’intégrer la contrainte écologique en amont de ces politiques ? Si oui, comment, notamment au niveau local ?

Il est primordial de soutenir le développement économique. Pour satisfaire l’ensemble des besoins de notre communauté nationale, nous avons le devoir de produire plus, de travailler plus. Notre pratique de l’abondance à crédit met en cause notre indépendance et notre souveraineté. Pour inverser la logique, le Gouvernement doit faire œuvre de pédagogie et mettre en lumière nos fragilités. C’est peu dire qu’il faut reconnaître la vulnérabilité de notre situation financière. Nous souffrons d’une addiction à la dépense publique. Elle est entretenue par le « clair-obscur » qui perpétue une culture d’opacité et d’opposition à toute réforme systémique. Il y a une singularité française qui, si elle devait se prolonger, rendrait illusoires nos engagements écologiques et climatiques. Me référant aux travaux de notre commission sur l’avenir des finances publiques, je formule quatre prérequis.

  • Avant tout, permettre aux citoyens d’appréhender la situation globale et, en dehors de toutes considérations idéologiques ou partisanes, de reconnaître l’urgence et la nécessité des réformes. Publier la situation globale des finances publiques par agrégation du PLF et du PLFSS, dit autrement consolidation des comptes de l’État et de la Sécurité sociale. Passer de la loupe à la longue-vue. Nos finances publiques sont éclatées et caractérisées par une insuffisante responsabilisation.
  • Fixer un objectif pluriannuel des dépenses, définir un périmètre et un niveau plancher pour les dépenses d’avenir, sortir du « clair-obscur » et présenter la prévision de l’endettement sur plusieurs décennies pour rompre avec le court-termisme coutumier.
  • Renforcer la transparence à long terme, en prenant appui sur une institution budgétaire indépendante aux compétences larges, avec un mandat ambitieux et des moyens propres. Ses membres doivent se tenir à distance de tout soupçon d’entre-soi ou d’engagement partisan.
  • Accroître les prérogatives du Parlement et revoir le calendrier budgétaire en début de mandature. Si le vote de la loi est important, le contrôle l’est tout autant : contrôle de la soutenabilité à long terme, contrôle du respect des règles et des trajectoires, contrôle de l’exécution et de la qualité de la dépense (évaluation).

L’acceptabilité des réformes dépend de la lucidité de tous les membres de notre communauté nationale. Il importe d’éclairer les citoyens.

Le président Emmanuel Macron réfléchirait à un nouvel acte de la décentralisation. Quels devraient en être les grands axes selon vous, à la lumière de ce qui précède ? La responsabilisation des élus locaux n’est-elle pas un vœu pieux ?

Notre gouvernance publique est à la fois verticale et éclatée. Verticale en ce que chacun s’en remet à l’État pour régler le moindre problème. À défaut d’avoir prise sur la réalité, le pouvoir est prompt à légiférer, à réglementer et à produire des normes au gré des faits divers qui émeuvent l’opinion publique. Éclatée dans une galaxie d’autorités, de Conseils, d’établissements publics, de collectivités territoriales et de leurs groupements, de recours procéduraux, le tout agrémenté de compétences partagées. Au total, le système dilue les responsabilités et affiche une performance déficiente, ainsi qu’en témoignent, entre autres, nos systèmes éducatifs ou de santé. Tous nos problèmes mettent en cause les dysfonctionnements de la gouvernance publique. Un nouvel acte de décentralisation est nécessaire. Il exige le respect de trois conditions.

La première est de clarifier les compétences, devenues exclusives, entre l’État, les régions, les départements et les communes. Le citoyen a besoin de savoir qui fait quoi. La deuxième condition vise à transférer du pouvoir à des institutions aptes à l’exercer. À l’échelon communal, nombre de villages, en raison de leur taille et de la faiblesse de leurs moyens financiers et humains, ont été contraints d’intégrer des établissements intercommunaux. Dans ces derniers, l’administration a bien souvent pris le pouvoir au grand dam des élus. La France tarde à engager le regroupement de ses communes et à simplifier son « mille-feuilles » administratif. Enfin, le dilemme du financement doit être tranché : soit le partage d’impôts prélevés au plan national (TVA ou fraction d’impôt sur le revenu des personnes physiques), soit l’institution d’impôts de répartition dont les taux sont votés par les exécutifs territoriaux. La responsabilisation des élus locaux n’est pas un vœu pieux. Elle est la contrepartie d’un pacte de confiance ouvrant des marges de liberté et d’expérimentation. L’innovation a sa place dans la sphère publique, l’élan et le renouveau viendront de la capacité des territoires à se projeter dans l’avenir.

Depuis les années 1990, certains appellent à développer les politiques « d’aller-vers » consistant à créditer automatiquement les plus défavorisés de leurs droits. De telles politiques vous semblent-elles souhaitables pour l’avenir, notamment pour affronter le défi climatique ? Comment les mettre en œuvre au niveau local ? Le département a-t-il encore de l’avenir selon vous, de ce point de vue ?

Comme on vient de le vivre, l’État Providence, assureur systémique, montre ses vertus en situation de crise grave. La République s’honore de ne laisser personne au bord du chemin. Cela étant, les politiques d’assistance doivent avoir pour finalité de remettre d’aplomb les personnes en difficulté, excluant toute installation dans la passivité. Le défi climatique est universel et ne peut être relevé efficacement que par une appropriation collective. La citoyenneté appelle chacun à la responsabilité. C’est sans doute au niveau local que la pédagogie est la plus aisée. Les expériences de « budget vert » lancées par les collectivités territoriales y contribuent. Le département a acquis un savoir-faire dans l’action sociale. J’observe que plus de la moitié de son budget y est affectée. C’est le bon échelon pour suivre les situations individuelles à distance optimale ; l’échelon communal est trop proche, celui de l’État inapte à échapper à la bureaucratisation et à ses dérives. Avec l’émergence de communes nouvelles, réduisant significativement leur nombre actuel et rendant superfétatoires les établissements intercommunaux, j’ai la conviction que la vocation des départements est sociale. Dans cet état d’esprit, ils pourraient utilement se rapprocher des Caisses départementales d’allocations familiales tant leurs actions se confondent. Il est urgent d’en débattre et de décider. Question de lucidité, de courage et de responsabilité.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à Le Mans Université, Membre de l’IUF

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