Joachim Dendievel : “La limite principale de la logique du ZAN est de ne pas qualifier les sols”

Publiée le 19 décembre 2023 à 9h30 - par

Entretien avec Joachim Dendievel, professeur de géographie, auteur d’une recherche doctorale sur « Le développement territorial et l’objectif ZAN (zéro artificialisation nette) sont-ils compatibles ? ».
Joachim Dendievel : “La limite principale de la logique du ZAN est de ne pas qualifier les sols”

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L'objectif Zéro artificialisation nette (ZAN)
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On connaît bien, selon vous, l’urbanisme résidentiel, mais pas l’urbanisme économique. De quoi s’agit-il et comment expliquez-vous ce décalage ?

Je travaille sur la mise en œuvre de l’objectif ZAN (zéro artificialisation nette) et observe notamment la consommation d’espace dans les SCoT (schémas de cohérence territoriale) qui distinguent les surfaces dédiées aux espaces naturels, agricoles, forestiers (ENAF) des surfaces dites « artificialisées », c’est-à-dire allouées à l’habitat, aux activités économiques, aux équipements, aux infrastructures. Les SCoT font un état des lieux de la consommation d’espace et doivent justifier des besoins d’artificialisation.

Les données sont très précises pour le résidentiel : nombre de logement, localisation, taille des ménages, taux de vacance, taux de résidences secondaires. Pour l’urbanisme économique, celui qui supporte les activités économiques (production, commercialisation, logistique), l’état des lieux est partiel dans les SCoT que j’ai étudiés dans le département du Gard. Il concerne uniquement les ZAE (zones d’activités économiques) qui, d’après l’Insee, ne concentrent que la moitié des emplois du privé, si bien qu’une partie des activités économiques, celles qui se situent dans le tissu urbain, ne sont pas référencées. Dans d’autres départements, des enquêtes de terrain pallient parfois cette insuffisance sur le « diffus ». Par ailleurs, les SCoT étudiés n’estiment pas le taux de la vacance dans les ZAE. La loi Climat et résilience de 2021, imposant un « inventaire des ZAE » fera évoluer ce point. Ces constats rejoignent ceux de la Cerema(1) et l’enquête réalisée en septembre 2022 par la Cerema et Intercommunalités de France sur le foncier économique qui fait état d’une « observation foncière existante, mais partielle et peu prospective » : connaissance partielle des propriétaires, de l’état des ZAE en termes de pollution, du potentiel de densification. Des observatoires du foncier économique existent pourtant, mais ils suivent le marché du foncier économique sans faire le lien avec l’artificialisation des sols : c’est le cas à Nîmes métropole.

Le décalage entre résidentiel et économique s’explique à mon sens par trois raisons. Tout d’abord, dans les documents de planification, les obligations n’étaient jusqu’alors pas les mêmes et sont plus encadrées pour l’habitat. Deuxième raison : la manière de justifier la consommation d’espace. Pour l’habitat elle se base sur une logique des « besoins » à partir d’un état des lieux précis et d’une prospective démographique. Pour la prospective économique, c’est la logique de l’offre qui l’emporte, se basant surtout sur l’affichage d’un « volontarisme » vantant l’attractivité du territoire : il faut alors proposer des surfaces pour attirer les entreprises. Enfin, il est certainement plus simple de prévoir une évolution tendancielle de la population sur 10 ans que de prévoir quelles entreprises vont venir s’installer dans 5 ou 10 ans.

Vous considérez que les collectivités territoriales doivent retrouver le pilotage de l’aménagement économique. Ne sont-elles pas déjà aux commandes ?

Les intercommunalités sont compétentes pour la création, l’aménagement, l’entretien et la gestion des ZAE (loi Notre de 2015). Mais elles rencontrent des difficultés pour mener à bien cette mission. Les aménagements se cantonnent souvent à des évolutions de la signalétique, au stationnement ou à une densification ponctuelle de quelques parcelles. C’est ce que montre l’enquête préalablement citée qui constate des difficultés pour s’engager dans des requalifications plus structurelles. Elle pointe des freins comme l’absence de maîtrise du foncier, majoritairement privé dans les ZAE, ou le manque d’un modèle économique dans les opérations de recyclage du foncier. Celui-ci peut coûter très cher, notamment quand il s’agit de dépolluer. Enfin, l’ingénierie de projet est parfois insuffisante dans les territoires ruraux et les villes moyennes. La question du pilotage pose donc aujourd’hui moins une question juridique qu’une question d’accompagnement pour mettre en œuvre le ZAN : moyens financiers et ingénierie en particulier.

« Certains leviers manquent encore pour la réussite du ZAN »

Rapproché de l’abrogation des impôts de production, le ZAN ne contribue-t-il pas à priver les collectivités locales des leviers de se faire concurrence ?

Le remplacement d’impôts locaux par des dotations pose la question des ressources financières pour les collectivités et les prive d’une capacité à faire des choix. Or l’objectif ZAN ne les empêche pas d’agir pour l’attractivité de leurs territoires. Et l’ouverture large de la consommation foncière a démontré ses limites, à l’exemple de l’étalement des surfaces commerciales qui dénaturent les entrées de villes. L’objectif ZAN oblige en revanche à penser autrement l’attractivité en mettant en valeur les ENAF et en pensant qualité, bien-être, durabilité, résilience, recyclage des bâtis pour les projets de sobriété foncière. Par ailleurs, il nécessite de la coopération plus que de la concurrence au niveau intercommunal, car les enjeux de sobriété sont mutualisés dans un SCoT. C’est d’ailleurs déjà le cas et on peut estimer que le ZAN, au moins jusqu’en 2031, s’inscrit dans une continuité avec les pratiques acquises depuis la loi Grenelle­ II autour de l’objectif de gestion économe de l’espace.

Pour la réussite du ZAN, d’autres leviers manquent pour le moment. La loi du 20 juillet 2023 prévoit qu’avant février 2024, le Gouvernement remette un rapport relatif à la fiscalité comme outil de lutte contre l’artificialisation des sols au parlement. Revoir la fiscalité locale au service du ZAN pourrait permettre aux collectivités de trouver de nouvelles marges de manœuvre.

Le ZAN pose-t-il la question du conflit ou de la concurrence des usages selon vous ?

Certainement les deux, avec un risque d’accentuer des tensions qui existent déjà. Le foncier devenant plus rare, la pression sera plus forte. Les termes de « conflit d’usage » et de « concurrence d’usage » se discutent et peuvent se superposer. Conflit d’usage quand plusieurs acteurs privés ou publics se disputent l’espace disponible. Concurrence d’usage dans le sens d’une rivalité entre usages potentiellement dans la construction d’un projet d’aménagement : comment se feront les arbitrages entre des besoins en logement, en équipement, en activité, en espaces verts sur le rare foncier disponible ? Comment sont prises les décisions, comment la population est associée ? Ces questions ne sont pas nouvelles et sont au cœur de la planification. Le ZAN est ainsi une opportunité pour redonner une place centrale aux enjeux stratégiques de l’aménagement du territoire que portent les collectivités.

« Le ZAN est perçu comme pouvant aggraver la crise du logement »

Connaît-on l’impact social du ZAN ? Quel peut-il être selon vous ?

L’objectif ZAN lutte contre l’étalement urbain qui a lui-même un impact social non négligeable comme celui du coût du déplacement pour les ménages. Apparu en 2018 dans le plan biodiversité et précisé dans la loi Climat et résilience d’août 2021, il a été cependant proposé sans mesure d’impact. Il intervient par ailleurs dans un contexte de crise du logement particulièrement sévère marqué par un ralentissement de la construction et des transactions, un déficit chronique en logement social, un nombre très important de mal-logés, une augmentation des prix des matériaux de construction et des taux d’intérêt. Le ZAN est perçu comme pouvant aggraver cette crise, car l’accès au foncier va devenir plus difficile et la plupart des acteurs prévoient une hausse inéluctable du prix du foncier.

Le premier impact social prévisible concerne les difficultés que risquent de rencontrer les classes populaires pour accéder à la propriété par effet cumulé de la rareté du foncier, de l’augmentation prévisible du prix du foncier et de la crise du logement. Quelques pistes de réponses pourraient prendre plus d’ampleur, mais risquent d’être insuffisantes. D’un côté, les acteurs du bâtiment et de l’aménagement cherchent à proposer de nouveaux modèles de logement individuel qui s’accordent avec la sobriété foncière. D’un autre côté, de nouveaux dispositifs se mettent en place pour maîtriser le marché du foncier. C’est le cas du bail réel solidaire qui dissocie foncier et bâti et permet une accession à la propriété d’un nouveau type : propriété du bâti en étant locataire du foncier, ce qui permet de baisser considérablement le prix d’achat en particulier là où le prix du foncier est très élevé.

Le deuxième impact social est plus territorial avec un risque d’accentuer les phénomènes de « fermeture » de certains territoires à de nouveaux habitants, notamment dans les communes les plus prisées, phénomène déjà observé dans les grandes villes, mais aussi dans les espaces périurbains et ruraux autour des métropoles et qui accentue la division sociale des espaces périphériques.

Le troisième impact social concerne le logement social. L’USH (Union Sociale pour l’Habitat) alerte régulièrement sur le déficit en logement social avec plus de 2 millions de demandes non satisfaites. Elle estime à près de 200 000 le nombre de logements sociaux à construire par an et craint donc que la disponibilité en foncier soit un élément bloquant pour répondre à ce besoin. Elle insiste sur la nécessité d’anticiper le foncier dédié au logement social.

Ces trois impacts sociaux prévisibles ne concerneront pas les mêmes espaces. Ils sont à identifier et à anticiper localement.

Quels méthodes et outils pour vérifier le ZAN ? Sont-ils suffisamment précis ? Comment les améliorer ?

Jusqu’en 2031, le calcul et le suivi de l’artificialisation se feront à partir des fichiers fonciers qui mesurent la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers dits ENAF. Le calcul se fait à partir des données de la DGFip et notamment de la taxe foncière. Ils permettent de faire état du changement d’affectation du foncier cadastré. Cette donnée a des limites. En effet, les espaces non cadastrés, routes et infrastructures, ne sont pas comptabilisés. Cela suppose donc de faire appel à des données complémentaires. Par ailleurs une parcelle déclarée « à bâtir » est comptabilisée comme « artificialisée » avant même d’être construite. Pour autant, ces fonciers ont deux avantages : la maille est fine, le calcul est fait annuellement et ils permettent une comparaison et un suivi à toutes les échelles. Depuis 2019, le calcul de l’artificialisation des sols à partir des fichiers fonciers est accessible sur le portail national de l’artificialisation avec des informations territorialisées : toute personne peut suivre l’évolution de l’artificialisation de sa commune, de son intercommunalité.

Les données vont être améliorées par la généralisation de l’OCSGE (occupation des sols à grande échelle) en cours de production, en association avec l’IGN. Il cherche à distinguer l’occupation des sols et l’usage des sols. Construit à partir des photographies aériennes et avec le concours de l’intelligence artificielle, il couvrira toute la France fin 2024, et sera mis à jour tous les trois ans. Ce sera la référence des calculs après 2031.

Plus globalement, la logique du ZAN est une logique surfacielle. Sa limite principale est de ne pas qualifier les sols : un hectare égal un hectare. Or, tous les sols n’ont pas les mêmes qualités, ni pour l’agriculture, ni pour la biodiversité, ni pour la forêt.

Que retenir de la réforme du 20 juillet 2023 en la matière ?

La loi du 20 juillet 2023 qui révise la loi Climat et résilience, précise un calendrier permettant de suivre la mise en œuvre du ZAN et son évaluation. Tout d’abord elle allonge les délais de mise en conformité des documents de planification et d’urbanisme (Sraddet, SCoT, PLU, PLUi et carte communale). Cet allongement pose problème, car en bout de chaîne, les PLU qui abordent les questions les plus concrètes doivent être mis à jour au plus tard en février 2028 pour préciser des objectifs de consommation d’espace sur la période 2021-2031 déjà très avancée !

D’autre part, la loi propose des échéances pour l’évaluation de la consommation d’espace : les conférences régionales nouvellement créées doivent produire un bilan de la mise en œuvre des objectifs au plus tard un an après leur installation. Elles doivent également fournir au Parlement une évaluation intermédiaire en 2027 et en 2031 une évaluation du dispositif de garantie de surface minimale consommée (1 ha par commune). Cette dernière mesure était le point clé de la révision législative qui avait surtout pour but de répondre aux inquiétudes d’un grand nombre de maires des petites communes.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Docteur en droit public – HDR, Professeur des Universités,
Le Mans Université, Chaire innovation de l’Institut Universitaire de France, Consultant


(1) Cerema, Analyse de 10 SCoT « Grenelle » – La consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers dans les SCoT, 2015.

(2) Sur les modalités de calculs de l’artificialisation : Béchet B., Le Bissonnais Y. et Ruas A. (coord.), Sols artificialisés et processus d’artificialisation des sols : déterminants, impacts et leviers d’action. INRA, IFSTTAR. 2017, 609 p ; France Stratégie, Fosse Julien, Objectif « Zéro artificialisation nette ». Quels leviers pour protéger les sols ? juillet 2019.

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