“La réforme de la responsabilité des gestionnaires publics ouvre une nouvelle fenêtre de réponse sur les dossiers de faible intensité” (1/2)

Publiée le 2 août 2023 à 11h00 - par

Première partie de notre entretien avec François Pucheus, Avocat Général près la Cour d'appel de Rouen, Magistrat Inspecteur Régional.
François Pucheus, Avocat Général près de la Cour d'appel de Rouen, Magistrat Inspecteur Régional

La responsabilité des élus locaux devant le juge judiciaire reste un sujet sensible, notamment pour les infractions liées à la probité. Quelles en sont les grandes tendances ?

Les données d’un major de l’assurance territoriale sur l’ensemble de la dernière mandature municipale écoulée permettent certes de dresser le constat d’une augmentation du nombre des élus poursuivis sur six années, quelle que soit la nature de leur mandat ; mais ce chiffre mérite d’être tempéré par le nombre d’élus locaux en France, près de 580 000, ce qui représente un taux de mise en cause de l’ordre de 0,34 %, toutes infractions confondues. D’autant que sur les dernières années de la mandature écoulée, 2019 et 2020, il y a eu une tendance nette à la baisse, de l’ordre du simple au double. Mais au-delà des chiffres globaux, ce sur quoi il convient de s’arrêter, c’est la typologie de ce contentieux, selon la nature des infractions.

Le premier motif de mise en cause avec près de 35 % des dossiers, est constitué par les manquements au devoir de probité – corruption, trafic d’influence, favoritisme, prise illégale d’intérêts, concussion, et détournement de fonds publics.

Lorsqu’ils sont mis en cause de ces chefs, les élus locaux plaident généralement leur bonne foi, sans que celle-ci ne semble conduire en pratique les parquets à prononcer une relaxe d’opportunité. Ils plaident également l’erreur de droit sans que cette dernière semble véritablement retenue. Comment expliquer cette sévérité ?

C’est un contentieux naturellement prioritaire, car touchant des comportements pouvant polluer de façon durable le fonctionnement des services publics constituant le ciment d’une vieille démocratie comme la nôtre. L’exemplarité des élus est en effet la condition du maintien de la confiance accordée à ces derniers par le corps social. Or, le portefeuille des affaires d’atteinte à la probité mettant en cause des élus reste en termes de volume à la fois le plus important et le plus préoccupant avec plus d’un tiers des dossiers. Ne le cachons pas : ces agissements, pour reprendre la formule du garde des Sceaux dans sa circulaire de politique générale, sont d’un niveau très variable. C’est, notamment, pour cette raison que les magistrats du ministère public se doivent de mettre en place des dispositifs de révélation et d’identification de ce type de faits, mais aussi de circuits adaptés de traitement.

Les magistrats de la chambre régionale des comptes, mais aussi les administrations de l’État, l’agence française anticorruption, le parquet national financier, les autorités administratives indépendantes ou les opérateurs privés comme les commissaires aux comptes… toutes ces autorités travaillent pour cette raison en réseau, de façon à opérer une pertinente sélection des faits à l’entrée. Ce travail est toutefois également commandé – il ne faut pas le cacher – par l’optimisation de moyens d’enquête nécessairement contraints sur des matières où la recherche des preuves est fréquemment ingrate, faute de victimes identifiées, par l’effet de la loi du silence, voire de malveillance partisane, par l’écoulement du temps aussi, puisque les règles de prescription en matière d’infractions occultes permettent de remonter sur des périodes de prévention reculées. Ces considérations nous renvoient au défi permanent de l’administration de la preuve et, à travers lui, aux enjeux de l’effectivité, de l’efficacité, de la pertinence de l’analyse et de la réduction des délais d’enquête et de jugement.

Ces questions restent importantes, quand bien même les relais d’opinion semblent se mobiliser avec une intensité moindre que sur d’autres questions sociétales. Au moment où les règles gouvernant la discipline des gestionnaires publics viennent d’être profondément modifiées, ces questions méritent une réelle prise en compte.

Est-ce à dire que la réforme de la responsabilité des gestionnaires publics pourrait conduire à dépénaliser certaines infractions liées à la probité, notamment les infractions non-intentionnelles, comme l’avait suggéré un projet de loi en 2009 ?

Je ne le pense pas, et à titre personnel, je suis plutôt persuadé du contraire. Tout d’abord parler d’infraction non intentionnelle à propos des délits de favoritisme ou de prise illégale d’intérêts, constituent à mon sens un abus de langage. Certes, et désormais plus particulièrement pour le favoritisme, l’intentionnalité se réduit à la portion congrue, à un dol général très large se résumant à la conscience pour l’auteur des faits de ne pas respecter les dispositions en matière de marchés publics, ce que sa qualité ne permet pas d’envisager. Mais pour ce type de délit, contrairement à d’autres, comme la corruption ou le détournement de fonds publics, on se trouve plus sur le registre du délit obstacle. C’est pourquoi la recherche d’un mode de preuve est allégée, de façon à prévenir des comportements contenant en germe de plus lourdes dérives. L’infraction est ainsi pour l’accusation aisément constituée mais en pratique cela ne dispense de la contextualiser, selon que le comportement révélé dévoile une fraude systématique ou un dysfonctionnement conjoncturel. L’une ou l’autre de ces configurations en fait se rencontrent.

C’est en cela pour reprendre la formule de la circulaire de la politique générale, que le contentieux des atteintes à la probité présente des niveaux de gravité variables. Et cela d’ailleurs se traduit au stade de l’orientation dans la pratique des parquets, dans l’un ou l’autre des cas, vers une saisine en audience correctionnelle ou bien par l’alternative moins infamante de la Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), le levier de négociation se trouvant alors le plus souvent dans le relèvement par la juridiction de la peine complémentaire d’inéligibilité.

La réforme de la responsabilité des gestionnaires publiques ouvre incontestablement une nouvelle fenêtre de réponse sur les dossiers de faible intensité mais cela suppose la mise en œuvre d’une articulation, voire d’une coopération, renforcée entre les parquets judiciaires et financiers sur un mode bien différent que celui du partage d’information réciproque recommandée par l’ancienne circulaire de 2014.

La déclinaison cependant de cette coopération renforcée est, en tout cas dans sa formulation publique, plus malaisée que par le passé, car la variable d’ajustement se trouve être l’opportunité des poursuites, avec ce que cela implique quant à l’indépendance reconnue aux parquets dans cet exercice.

Par ailleurs, le terrain demeure évidemment très sensible, sur le plan politique mais aussi juridique, au regard des engagements pris à l’international par la France en matière de lutte contre la corruption. Il suffit pour s’en convaincre de revenir sur la difficulté posée par la redéfinition plus exigeante de l’intérêt prohibé en matière de prise illégale d’intérêts par la loi pour la confiance du 22 décembre 2021, avec un intérêt non plus « quelconque » mais de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité du décideur, car cette définition n’a pas véritablement entraîné une dépénalisation de ce type de comportement en l’état des premières décisions rendues par les juges du fond.

J’ajouterai à titre personnel que l’option prise par les auteurs de l’ordonnance du 23 mars 2022, d’écarter de principe les élus locaux du champ des poursuites financières conduites contre les gestionnaires publics, ne sera pas de nature à inverser cette tendance. Ces quelques lignes résument l’extrême difficulté de l’exercice et permettent peut-être de comprendre pourquoi nous étions dans l’attente d’une circulaire « revisitant » les relations entre les juridictions financières et judiciaires1.

Les infractions liées au manquement au devoir de probité ne sont pas les seules pour lesquels les élus locaux sont mis en cause. Quelles sont les autres ?

En quatrième position viennent les dossiers d’accidents constitutifs potentiellement d’infractions d’homicides ou de blessures involontaires. Ils sont mentionnés à proportion de à 3 % à 3,5 % des poursuites, soient à un niveau du même ordre que les atteintes à l’environnement et à l’urbanisme. Cette question, nous le savons tous, avait été vivement débattue à la fin des années 1990, et avait abouti à l’adoption de la loi dite Fauchon le 18 juillet 2000. L’encadrement du périmètre de leur responsabilité passait :

  • par une redéfinition de la faute involontaire (je cite « en cas de manquement aux diligences normales attendues de lui, compte tenu de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ») ;
  • mais également par l’exigence d’une faute caractérisée en cas de causalité indirecte, impliquant soit un manquement délibéré, soit la connaissance d’un risque d’une particulière gravité.

Il s’agissait de rationaliser les règles applicables en matière non-intentionnelle, sans exclure toute responsabilité de l’élu devant le juge pénal, car, contrairement à d’autres dispositifs juridiques, cette responsabilité n’est ni réparatrice ni restauratrice.

Son objet est de sanctionner l’élu, décideur public, à raison de comportements personnels qui méritent de l’être en raison de fautes patentes dont il ne pouvait raisonnablement ignorer les conséquences. Mais son économie est aussi désormais de lui épargner de répondre devant une juridiction répressive de ce que, hors ce périmètre, il ne pouvait sérieusement prévoir. En ce sens, cette responsabilité est évidemment effective, car concrète, objective et authentique.

Propos recueillis par Fabien Bottini, Consultant, Professeur à Le Mans Université, Membre de l’IUF


1. Circulaire sur les relations entre l’autorité judiciaire et les juridictions financières, NOR : JUSD2318112C, 29 juin 2023

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