Analyse des spécialistes / Droits et obligations

Quelle obligation de réserve pour un salarié employé à une mission de service public, même en dehors de l’exercice de ses fonctions ?

Publié le 11 janvier 2023 à 9h00 - par

Un salarié de droit privé employé par un service public au titre de conseiller en insertion sociale et professionnelle est tenu à un devoir de réserve, et cela y compris en dehors de l’exercice de ses fonctions. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’arrêt de la Cour de cassation rendu le 19 octobre 2022 (n° 21-12.370).

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Le respect des principes de neutralité et de laïcité sont au cœur des débats actuels, comme le montre la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dont l’article 1er rappelle que « lorsque la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public ».

Un agent de droit privé de l’association Mission locale du pays salonais exerçait les fonctions de conseiller en insertion sociale et professionnelle. Il a été mis à disposition de la commune de Salon-de-Provence pour exercer ses fonctions dans le cadre d’un partenariat entre la commune et la mission locale, à compter du 1er mai 2015. Il intervenait alors au sein d’un dispositif dit seconde chance, permettant un accompagnement individualisé et personnalisé de jeunes en difficulté, pour s’inscrire dans un parcours d’insertion professionnelle.

Par lettre du 15 décembre 2015, la mission locale l’a licencié pour faute grave, pour avoir, au cours de la période de mise à disposition, publié sur son compte Facebook « des propos incompatibles avec l’exercice de [ses] missions, et notamment, une critique importante et tendancieuse du parti politique Les Républicains et le Front national, ainsi que des appels à la diffusion du Coran, accompagnés de citations de sourates appelant à la violence ».

Cet agent a contesté son licenciement pour faute grave devant le conseil de prud’hommes d’Aix-en-Provence. Par jugement rendu le 28 septembre 2017, la juridiction prud’homale a dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse, pris acte du refus de la mission locale de réintégrer le salarié et condamné celle-ci au paiement d’un rappel de salaire au titre de la mise à pied conservatoire et d’une indemnité pour refus de réintégration.

Sur appel du salarié, par arrêt du 18 décembre 2020, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a notamment estimé que la mission locale l’avait discriminé en raison de ses opinions politiques et de ses convictions religieuses en procédant à son licenciement et dit nul son licenciement.

La mission locale a formé un pourvoi par déclaration du 18 février 2021. La Cour de cassation a ainsi été amenée à trancher la question de savoir si le salarié de droit privé d’une mission locale pour l’orientation et l’insertion professionnelle des jeunes, mis à disposition d’une commune pour exercer ses fonctions de conseiller en insertion professionnelle, est tenu de respecter les obligations de neutralité et de laïcité applicables aux services publics ainsi que le devoir de réserve qui en découle en dehors de l’exercice des fonctions.

Elle a répondu par l’affirmative, en considérant que « qu’un salarié de droit privé, employé par une mission locale pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes et mis à disposition d’une collectivité territoriale, est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et dès lors à une obligation de réserve en dehors de l’exercice de ses fonctions, tant en sa qualité de salarié d’une personne de droit privé gérant un service public qu’en celle de salarié mis à disposition d’une collectivité publique ».

La Cour de cassation a ensuite jugé que ne donne pas de base légale à sa décision la Cour d’appel ayant jugé nul le licenciement d’un salarié car discriminatoire pour avoir été prononcé au motif de l’expression par ce dernier de ses opinions politiques et convictions religieuses, alors qu’il résultait de ses constatations que l’intéressé, référent au sein d’une commune pour les missions d’insertion auprès d’un public de jeunes en difficulté scolaire et professionnelle, en grande fragilité sociale, avait publié sur son compte Facebook ouvert à tous, sous son propre nom, fin novembre et début décembre 2015, des commentaires mentionnant « Je refuse de mettre le drapeau… Je ne sacrifierai jamais ma religion, ma foi, pour un drapeau quel qu’il soit », « Prophète ! Rappelle-toi le matin où tu quittas ta famille pour aller placer les croyants à leurs postes de combat », sans rechercher, comme il lui était demandé, si la consultation du compte Facebook du salarié permettait son identification en qualité de conseiller d’insertion sociale et professionnelle affecté au sein de la commune, notamment par les jeunes en difficulté auprès desquels il exerçait ses fonctions, et si, au regard de la virulence des propos litigieux ainsi que de la publicité qui leur était donnée, lesdits propos étaient susceptibles de caractériser un manquement à l’obligation de réserve du salarié en dehors de l’exercice de ses fonctions en tant qu’agent du service public de l’emploi mis à la disposition d’une collectivité territoriale, en sorte que son licenciement était justifié par une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article L. 1133-1 du Code du travail, tenant au manquement à son obligation de réserve.

Si la Cour de cassation réaffirme que « les principes de laïcité et de neutralité du service public qui résultent de l’article 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé » (v. déjà Cass., Soc., 19 mars 2013, pourvoi n° 12-11.690, Bull. V, n° 76), elle consacre, pour la première fois, l’existence d’une obligation de réserve du salarié employé par un service public en dehors de l’exercice de ses fonctions (2). Il conviendra de revenir sur le champ d’application de cette obligation (1), ainsi que sur sa portée (3).

1. Le champ d’application de l’obligation de réserve du salarié employé par un service public

1.1.- En premier lieu, la Cour de cassation devait s’interroger sur la qualification de service public de la mission locale pour l’orientation et l’insertion professionnelle qui employait le salarié ; notion qui détermine le champ d’application des principes de neutralité, de laïcité et de l’obligation de réserve.

S’il semble ressortir des dispositions des articles L. 5314-1 et L. 5314-2 du Code du travail que les missions locales pour l’orientation et l’insertion professionnelle exercent une mission de service public, la Cour de cassation paraît avoir suivi la méthode d’identification retenue par le Conseil d’État en l’absence de prérogatives de puissance publique (CE, Sect., 22 février 2007, APREI, n° 264541).

En effet, après avoir examiné les conditions de création et d’organisation des missions locales pour l’insertion professionnelle et sociale (« constituées entre l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des organisations professionnelles et syndicales et des associations »), la Cour de cassation s’est intéressée à l’intérêt général de leur activité (en retenant notamment qu’elles « contribuent à l’élaboration et à la mise en œuvre, dans leur zone de compétence, d’une politique locale concertée d’insertion professionnelle et sociale des jeunes ») et aux obligations qui pèsent sur ses missions et qui ont été fixées par convention avec l’État, la région et les autres collectivités territoriales qui les financent, ces financements étant accordés en fonction des résultats.

La Cour de cassation conclut à la qualification de service public. C’est à partir de cette qualification qu’elle va dégager une obligation de réserve applicable au salarié.

1.2.- En second lieu, l’affaire présentait une particularité dans la mesure où l’agent avait été mis à disposition d’une commune dans le cadre des dispositions de l’article 61-2 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 – aujourd’hui codifiées à l’article L. 334-1 du Code général de la fonction publique.

Il résulte de ces dispositions que « les personnels ainsi mis à disposition sont soumis aux règles d’organisation et de fonctionnement du service où ils servent et aux obligations s’imposant aux fonctionnaires ». L’article 11 III du décret du décret n° 2008-580 du 18 juin 2008 précise que « les règles déontologiques qui s’imposent aux fonctionnaires sont opposables aux personnels mis à disposition ».

Le détour par la notion de service public pouvait donc paraître inutile, puisque le respect des principes de neutralité, de laïcité et l’obligation de réserve, auxquels sont soumis les agents publics, s’appliquaient aux agents mis à disposition d’une collectivité locale sur le fondement des dispositions précitées.

C’est donc à un double titre que le salarié devait respecter les obligations de neutralité et de laïcité, ainsi que l’obligation de réserve.

2. La consécration d’une obligation de réserve pour les salariés d’un service public

2.1.- Il est constant que les agents publics sont soumis aux principes de neutralité, de laïcité et à une obligation de réserve (sur les principes de neutralité et de laïcité, v. CE, Avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017 ; sur l’obligation de réserve, CE, 12 janvier 2011, M. Jean-Hugues A…, n° 338461).

Si les principes de neutralité et de laïcité ont été expressément inscrits dans le statut général du fonctionnaire parmi ses obligations déontologiques par la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 (art. de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, désormais codifiés à l’article L. 121-2 du Code général de la fonction publique), l’obligation de réserve n’a, d’une manière générale, qu’un fondement jurisprudentiel. C’est le Conseil d’État qui l’a dégagée pour l’ensemble des agents publics, en la désignant expressément sous le terme de « réserve » à partir de 1935 (CE, Sect., 11 janvier 1935, Sieur Bouzanquet, Rec. p. 44).

Dans le cadre de l’exécution de son service, l’agent public est tenu à une stricte neutralité afin qu’en aucun cas l’usager puisse douter de celle-ci. C’est donc dans l’exercice des fonctions qu’un manquement à l’obligation de neutralité et de laïcité est concevable.

Toutefois, comme l’indiquait le Président Rémy Schwartz dans ses conclusions sur l’avis contentieux Mademoiselle Marteaux : « L’interdit est si fort qu’il impose des contraintes aux intéressés même hors service. Cette contrainte revêt l’appellation de devoir de réserve. Ainsi, même hors service, l’agent doit veiller à ce que son comportement ne retentisse pas sur son service. L’agent a une liberté d’expression, […] ; mais il se doit de la maîtriser afin qu’elle ne puisse pas affecter le service dont il est membre. » (Concl. sur CE, 3 mai 2000, RFDA 2001, p. 146 et s.)

Il en résulte que les exigences tenant au principe de laïcité de l’État et de la neutralité des services publics fondent l’obligation de réserve qui en est le corollaire.

L’obligation de neutralité et l’obligation de réserve seraient comme les deux faces d’une même pièce, la première s’imposant dans l’exercice des fonctions, la seconde en dehors du service, afin de protéger l’usager : l’agent public est tenu, par son comportement, ses manifestations et son attitude, à ne pas susciter le doute sur la neutralité du service parmi les usagers (concl. Schwartz, préc.).

Les choses sont toutefois plus complexes. D’une part, l’obligation de réserve doit également être respectée par l’agent dans l’exercice de ses fonctions, et d’autre part, elle a acquis son autonomie par rapport aux obligations de neutralité et de laïcité, constituant une obligation à part entière des agents publics.

2.2.- Il reste que, comme dans l’avis contentieux Mademoiselle Marteaux, la Cour de cassation établit un lien étroit avec les obligations de neutralité et de laïcité et l’obligation de réserve.

Il faut dire que le Conseil d’État avait très tôt reconnu que le « devoir de stricte neutralité […] s’impose à tout agent collaborant à un service public » (CE, Sect., 3 mai 1950, Demoiselle Jamet, Rec. p. 247) et que « l’obligation de réserve s’impose à quiconque participe à la gestion d’un service public » (CE, Sect., 31 janv. 1964, CAF de l’arrondissement de Lyon, n° 59115, Rec. p. 76).

Dès lors que la Cour de cassation avait déjà admis que « les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé » et que leurs salariés sont « soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public » (Cass., Soc., 19 mars 2013, pourvoi n° 12-11.690, Bull. V, n° 76). Il n’y avait plus qu’un pas à franchir pour reconnaître une obligation de réserve aux salariés employés dans les services publics.

C’est désormais chose faite, la Cour de cassation jugeant que « le salarié de droit privé employé par une mission locale pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes, constituée sous forme d’association, est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et dès lors à une obligation de réserve en dehors de l’exercice de ses fonctions ».

3. La portée de l’obligation de réserve du salarié employé par un service public

L’obligation de réserve est susceptible de porter atteinte à la liberté religieuse et à la liberté d’expression du salarié en dehors de son service ; ce qui nécessite une conciliation. Aussi, en l’absence d’un manquement à cette obligation, la sanction du salarié peut receler une discrimination fondée sur l’expression de convictions religieuses.

3.1.- En premier lieu, l’obligation de réserve signifie que les agents publics doivent manifester leurs opinions avec retenue et faire preuve de modération dans leur comportement et leur expression. Elle n’empêche donc nullement les agents d’avoir des opinions et de les exprimer. Elle impose seulement une certaine pondération. [V. fiche n° 26 in L’essentiel de la jurisprudence du droit de la fonction publique Recueil de commentaires de jurisprudences (éd. 2020)].

La doctrine s’accorde pour considérer que l’obligation de réserve est une notion floue, appréciée in concreto.

L’appréhension du manquement à l’obligation de réserve est en réalité à géométrie variable.

D’une part, la réserve est appréciée plus ou moins strictement selon le niveau hiérarchique de l’agent, les fonctions occupées ou l’exercice d’un mandat syndical. Ainsi, tous les agents publics ne sont pas soumis à une obligation de réserve de même intensité. il sera apprécié plus strictement pour ceux qui sont nommés à la discrétion du Gouvernement ou plus généralement qui exercent des fonctions importantes ou particulièrement représentatives, comme pour les agents appartenant au corps préfectoral (v. CE, 23 avril 2009, M. Guigue, n° 316862).

D’autre part, le manquement sera fonction des circonstances (dans le cadre des élections, l’obligation de réserve est envisagée dans la limite de la polémique électorale, v. par exemple CAA de Nancy, 3 décembre 2015, Cne de Saint-Avold, n° 14NC02361) et de la publicité des propos (v. CE Sect., 1er décembre 1972, Dlle Obrego, Rec. p. 771), étant précisé qu’il existe aussi des degrés dans la gravité du manquement au devoir de réserve (teneur des propos, support et modalités d’expression publique, etc.), justifiant l’application d’une sanction proportionnée.

Compte tenu de ce qui précède, la soumission des salariés d’un service public à une obligation de réserve aurait pu être moins stricte que celle pesant sur les fonctionnaires, comme cela semble ressortir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 15 juin 2021, Melike c/ Turquie, n° 35786/19). C’est semble-t-il ce qui pouvait ressortir de la position de la Cour d’appel qui avait fait primer la liberté d’expression du salarié. Ce n’est pas la voie qu’a semble-t-il empruntée la Cour de cassation qui suit un raisonnement comparable à la jurisprudence administrative relative à l’obligation de réserve, comme si la nature de la relation de travail était indifférente.

Si la Cour de cassation ne se prononce pas sur la violation du devoir de réserve – cassant l’arrêt pour défaut de base légale –, elle reprend à son compte les indices mobilisés par le juge administratif.

En effet, pour caractériser un manquement à l’obligation de réserve, la Cour de cassation prend notamment en considération la virulence des propos litigieux (ne retenant d’ailleurs que les propos de nature religieuse), leur publicité (« compte Facebook ouvert à tous ») et la possibilité pour les usagers du service public d’identifier en consultant le compte Facebook du salarié, ses fonctions ou son employeur, le moment de la diffusion des propos (dans les jours et semaines qui ont suivi les attentats du 13 novembre 2015), ainsi que les fonctions de l’intéressé (« conseiller en insertion sociale et professionnelle, […] auprès d’un public de jeunes en difficulté scolaire et professionnelle, en grande fragilité sociale »).

3.2.- En second lieu, cette obligation de réserve, qui heurte ici l’expression de convictions religieuses, n’est admise qu’à titre de dérogation au principe de non-discrimination.

La Cour de cassation avait eu l’occasion de juger que « les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché » (Soc., 8 juillet 2020, n° 18-23.743, au sujet de clause de neutralité insérée dans le règlement intérieur).

Ainsi, l’exercice de cette liberté, tout comme celui de la liberté d’expression, nécessite de combiner le régime des restrictions apportées aux libertés par le Code du travail (art. L. 1121-1) et le principe de non-discrimination (art. L. 1132-1 de ce Code).

Pour la première fois, la Cour de cassation précise l’articulation de ces dispositions pour les salariés participant à une mission de service public.

Le manquement à l’obligation de réserve, s’il devait être établi, constituerait donc une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article L. 1133-1 du Code du travail permettant d’écarter une discrimination fondée sur l’expression de convictions religieuses.

L’affaire a été renvoyée devant la Cour d’appel de Nîmes. La solution n’est sans doute pas entièrement acquise, l’avocate générale Laulom ayant d’ailleurs émis un avis contraire, estimant que l’analyse in concreto de la Cour d’appel ne permettait pas de conclure à la violation de l’obligation de réserve. La jurisprudence de la Cour de cassation devra donc, comme celle du Conseil d’État, s’affiner au gré des cas qui lui seront soumis.

Thomas Cortès, Avocat, Docteur en droit chez HMS Avocats

Auteur :

Thomas Cortès

Thomas Cortès

Avocat, Docteur en droit