Analyse des spécialistes / Laïcité

Une administration peut interdire à l’ensemble de ses agents le port de signes religieux sur le lieu de travail

Publié le 26 décembre 2023 à 10h30 - par

Pour la première fois, la Cour de justice de l’Union européenne a reconnu à une administration la possibilité d’interdire le port de tous signes religieux sur le lieu de travail à l’ensemble de ses employés sur le fondement du principe de neutralité du service public.

Une administration peut interdire à l'ensemble de ses agents le port de signes religieux sur le lieu de travail
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Si, ces dernières années, la Cour de justice de l’Union européenne a examiné sous l’angle de l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion ou les convictions au sens des articles 1 et 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 le cas de salariées du secteur privé, de confession musulmane, qui s’étaient vu interdire de porter le foulard islamique sur le lieu de travail (v. CJUE, 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C 157/15 ; 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, C 188/15 ; 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C 804/18 et C 341/19 et du 13 octobre 2022, SCRL, C 344/20), la question ne s’était pas encore posée au sein d’une administration publique, à la différence de la Cour européenne des droits de l’homme (v. CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France, req. n° 64846/11). C’est désormais chose faite dans le cadre de l’arrêt rendu en grande chambre, OP contre commune d’Ans (aff. C-148/22).

Une femme, recrutée sous contrat par la commune d’Ans en Belgique, exerçait des fonctions de chef de bureau sans être en contact avec le public. En février 2021, elle a officiellement informé la commune de son intention de porter le foulard islamique sur le lieu de travail. Elle le lui a alors interdit et a modifié, par la suite, l’article 9 de son règlement de travail afin d’instaurer une obligation de neutralité qui « implique [que le travailleur] s’abstienne de toute forme de prosélytisme et qu’il lui est interdit d’arborer tout signe ostensible qui puisse révéler son appartenance idéologique ou philosophique ou ses convictions politiques ou religieuses […], tant dans ses contacts avec le public que dans ses rapports avec sa hiérarchie et ses collègues ».

L’agent a alors engagé plusieurs procédures devant les juridictions nationales, en raison de l’atteinte portée à sa liberté de religion. Le tribunal du travail de Liège, éprouvant des doutes quant à la conformité de ce règlement de travail avec les dispositions de la directive 2000/78, a sursis à statuer et a posé à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) deux questions préjudicielles, dont seule la première nous retiendra, la seconde ayant été jugée irrecevable : « L’article 2, paragraphe 2, sous a) et […] b), de la directive [2000/78] peut-il être interprété comme autorisant une administration publique à organiser un environnement administratif totalement neutre et partant à interdire le port de signes [susceptibles de révéler des convictions religieuses] à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public ? ».

La Cour a répondu « qu’une règle interne d’une administration communale interdisant, de façon générale et indifférenciée, aux membres du personnel de cette administration le port visible, sur le lieu de travail, de tout signe révélant, notamment, des convictions philosophiques ou religieuses peut être justifiée par la volonté de ladite administration d’instaurer, compte tenu du contexte qui est le sien, un environnement administratif totalement neutre pour autant que cette règle soit apte, nécessaire et proportionnée au regard de ce contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence » (arrêt, pt 41).

En premier lieu, la règle en cause n’a pas été regardée comme constituant une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions.

En effet, l’interdiction de porter des signes convictionnels au travail s’applique de manière générale et absolue aux agents de la commune, indépendamment de la nature de leurs fonctions (fonctions d’autorité ou de simple exécution) et des conditions d’exercice de celles-ci (contacts directs avec le public ou non). Cette règle n’instaure donc pas une différence de traitement fondée sur un critère indissociablement lié à la religion ou à ces convictions.

Il en irait autrement si la règle en cause devait être comprise comme visant uniquement le port de signes ostentatoires de grande taille de convictions religieuses, ce qui pourrait inclure le foulard islamique (v. en ce sens CJUE, 15 juillet 2021, préc., pts 72 à 78 ; 13 octobre 2022, préc., pt 31).

En deuxième lieu, l’obligation en apparence neutre contenue dans la règle peut aboutir, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Or, une telle différence de traitement n’est pas constitutive d’une discrimination indirecte si elle est objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires (CJUE, 15 juillet 2021, préc., pt 60).

D’abord, la Cour a reconnu que « la politique de « neutralité exclusive » qu’une administration publique, en l’occurrence communale, entend imposer à ses travailleurs, en fonction du contexte propre qui est le sien et dans le cadre de ses compétences, en vue d’instaurer en son sein un environnement administratif totalement neutre peut être considérée comme étant objectivement justifiée par un objectif légitime », tout en précisant qu’une autre politique de neutralité était tout aussi légitime (arrêt, pt. 33).

Ensuite, la CJUE a rappelé qu’il appartient à la juridiction de contrôler si la règle en cause est apte, nécessaire et proportionnée au regard du contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence.

En l’occurrence, la juridiction de renvoi devra vérifier, d’une part, si la commune poursuit cet objectif de manière véritablement cohérente et systématique à l’égard de l’ensemble des travailleurs, et d’autre part, si aucune manifestation visible de convictions, notamment, philosophiques ou religieuses, n’est admise lorsque les travailleurs sont en contact avec les usagers du service public ou sont en contact entre eux.

Elle devra enfin procéder « à une pondération des intérêts en présence en tenant compte, d’une part, des droits et des principes fondamentaux en cause, […] et, d’autre part, du principe de neutralité en application ».

En conclusion, la nature, les spécificités du service public et le contexte propre à chaque État membre ont conduit à adapter au secteur public la solution dégagée dans le secteur privé, même si la méthode est identique. En effet, la volonté de l’employeur public de mener une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse ne pouvait pas être appréhendée au regard de la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Par ailleurs, cet arrêt ne devrait toutefois pas modifier le droit applicable en France, tel qu’il a été confirmé par la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, en particulier au sein des services publics. Il reste que la voie qui pourrait être empruntée pour justifier la portée des principes de laïcité et de neutralité du service public français n’est pas forcément déterminée. En effet, au-delà de la justification de la différence de traitement, certaines dérogations à l’interdiction des discriminations directes ou indirectes prévues par la directive 2000/78 pourraient aussi être mobilisées. L’avocat général avait d’ailleurs examiné dans ses conclusions la possibilité d’appliquer deux dérogations (art. 2 § 5 et art. 4 de la directive 2000/78), qu’il avait néanmoins écarté dans les circonstances de l’espèce, mais qui pourraient être mobilisées dans le cas français.

Thomas Cortès, Avocat, Docteur en droit chez HMS Avocats

Auteur :

Thomas Cortès

Thomas Cortès

Avocat, Docteur en droit


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