Analyse des spécialistes / Fonction publique hospitalière

Décompte du temps de travail des praticiens hospitaliers et des internes : les obligations des établissements de santé

Publié le 19 juillet 2022 à 15h50 - par

Par trois arrêts du 22 juin 2022, le Conseil d’État a rejeté les requêtes de syndicats de praticiens hospitaliers et d’internes tendant à l’adoption d’une réglementation organisant un décompte précis du temps de travail des praticiens hospitaliers et des internes, mais il impose aux établissements publics de santé de prévoir un décompte du nombre journalier d’heures de travail effectuées par chaque agent.

Décompte du temps de travail des praticiens hospitaliers et des internes : les obligations des établissements de santé

Ces dernières années, le temps de travail dans le secteur public s’est heurté au droit de l’Union européenne, donnant lieu à plusieurs contentieux (v. au sujet des sapeurs-pompiers, CE, 9 juin 2020, n° 438418 ; des gendarmes, CE Ass., 17 décembre 2021, n° 437125 ; et aujourd’hui des praticiens hospitaliers et des internes (CE, 22 juin 2022, n° 446917, 446944 et 447003). Sous l’impulsion de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour de Cassation a également été conduite à modifier sa jurisprudence relative à la charge de la preuve en matière d’heures supplémentaires (v. Cass. Soc., 18 mars 2020, n° 18-10.919 ; v. égal. Cass. Soc., 27 janvier 2021, n° 17-31.046)

Le litige tranché par le Conseil d’État, le 22 juin 2022, permet une nouvelle fois de mesurer l’utilité du droit de l’Union européenne dans la protection des droits des travailleurs.

Trois syndicats de praticiens hospitaliers et d’internes ont contesté la compatibilité des dispositions du Code de la santé publique relatives à leur temps de travail avec le droit de l’Union européenne. Cette action s’inscrivait dans un mouvement plus large de dénonciation de la dégradation de leurs conditions de travail, que la crise sanitaire n’a fait qu’accentuer. En effet, selon des syndicats, les internes travailleraient en moyenne 58 heures par semaine, malgré une limitation légale fixée à 48 heures (v. notamment l’article du Parisien « Temps de travail des internes en médecine : “Notre demande est simple, que la loi soit respectée” », publié le 19 juin 2021). C’est donc au regard tant des risques susceptibles de résulter de ces horaires sur la santé des praticiens hospitaliers et des internes que de la qualité du service rendu aux usagers que les syndicats ont été conduits à saisir le Conseil d’État.

Plus précisément, le Syndicat des Jeunes médecins avait demandé au Premier ministre d’adopter une réglementation imposant le décompte horaire du temps de travail des internes et des praticiens hospitaliers et instituant une sanction en cas de méconnaissance par les établissements publics de santé des règles relatives à la limitation de ce temps de travail (req. n° 446917).

En l’absence de réponse, une décision implicite de rejet est née du silence gardé par le Premier ministre sur cette demande. C’est ce rejet que le syndicat requérant a contesté devant le Conseil d’État.

Sur le droit européen applicable au litige

Selon l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, « tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés ». Ces dispositions ont été concrétisées par la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail. Son article 6 prévoit ainsi que : « Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que, en fonction des impératifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs : / a) la durée hebdomadaire du travail soit limitée au moyen de dispositions législatives, réglementaires ou administratives ou de conventions collectives ou d’accords conclus entre partenaires sociaux ; / b) la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours n’excède pas quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires ». L’article 16 de cette directive précise que les États membres peuvent prévoir pour l’application de la durée maximale du travail hebdomadaire de travail une période de référence ne dépassant pas quatre mois.

Il résulte, enfin, de l’arrêt rendu le 14 mai 2019 par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO) contre Deutsche Bank SAE (C-55/18) que les dispositions citées ci-dessus doivent être interprétées en ce sens qu’elles « s’opposent à une réglementation d’un État membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système [objectif, fiable et accessible] permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur ».

Sur le droit français applicable au litige

Les articles R. 6152-26, R. 6152-27 et R. 6153-2 du Code de la santé publique prévoient que les obligations de service hebdomadaires des praticiens hospitaliers et des internes sont fixées en termes de demi-journées (dix), sans que leur durée de travail ne puisse excéder quarante-huit heures par semaine, cette durée étant calculée en moyenne sur une période de quatre mois pour les praticiens hospitaliers et de trois mois pour les internes.

Par ailleurs, chaque mois, des tableaux de services prévisionnels sont établis par le directeur des établissements. Des tableaux récapitulatifs individuels sont également établis tous les quatre mois pour les praticiens hospitaliers et tous les trois mois pour les internes.

En revanche, il n’existe pas de dispositif de décompte permettant de mesurer le temps de travail journalier.

Enfin, aucune disposition du Code de la santé publique ne précise à combien d’heures de travail correspond, au sens des dispositions précitées, une demi-journée.

Or, ce sont précisément ces deux lacunes qui avaient motivé l’action des syndicats qui invoquaient une incompatibilité des dispositions du Code de la santé publique relatives à leur temps de travail avec le droit de l’Union européenne.

Comme cela ressort de la jurisprudence administrative, lorsque le juge est saisi d’un moyen tiré de la méconnaissance de l’obligation de transposer les directives dans le cadre d’un litige dirigé contre le refus de l’autorité administrative de prendre les mesures de transposition d’une disposition d’une directive, il lui incombe de vérifier si ces mesures relèvent de la compétence de l’autorité qui a été saisie de la demande et si les textes législatifs ou réglementaires en vigueur n’assurent pas une transposition suffisante et conforme de la disposition en cause (v. CE, Ass., 17 décembre 2021, n° 437125).

Sur l’absence de conversion en heures des demi-journées

En premier lieu, et même si cela ne ressort pas expressément des trois décisions du Conseil d’État, il a considéré que les obligations de service, définies dans les établissements de santé en demi-journées, n’ont pas à être converties en heures pour assurer le respect du plafond de 48 heures par semaine en moyenne sur 4 mois, fixé par le droit européen et inscrit dans le Code de la santé publique.

En effet, il avait précédemment écarté un moyen analogue au motif que la limitation réglementaire de la durée du travail à quarante-huit heures par semaine implique nécessairement que la valeur en heures d’une vacation qualifiée de demi-journée de travail soit fixée dans le respect de cette durée maximale (v. CE, 4 février 2005, n° 254024).

Cette position s’explique au regard de la question de l’effectivité du décompte horaire journalier, qui est seul à même de permettre le respect de la durée maximale du travail.

En effet, comme l’avait relevé la Cour de justice de l’Union européenne, « en l’absence d’un système permettant de mesurer le temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, rien ne garantit, […], que le respect effectif du droit à une limitation de la durée maximale du temps de travail ainsi qu’à des périodes minimales de repos, conféré par la directive 2003/88, soit pleinement assuré aux travailleurs, ce respect étant laissé à la discrétion de l’employeur » (arrêt préc., pt. 58).

Le Conseil d’État a donc choisi d’orienter le litige sur la seule question de l’effectivité du décompte horaire.

Sur l’exigence de mise en place d’un décompte journalier fiable et objectif

En deuxième lieu, l’absence de décompte journalier dans la règlementation française apparaissait bien, de prime abord, contraire au droit de l’Union européenne.

Toutefois, le Conseil d’État a considéré que les dispositions réglementaires précitées devaient être lues comme imposant déjà aux établissements de santé de mettre en place « un dispositif fiable, objectif et accessible permettant de décompter, selon des modalités qu’il leur appartient de définir dans leur règlement intérieur, outre le nombre de demi-journées, le nombre journalier d’heures de travail effectuées par chaque agent, afin de s’assurer que la durée de son temps de travail effectif ne dépasse pas le plafond réglementaire de quarante-huit heures hebdomadaires, calculées en moyenne sur une période de quatre mois pour les praticiens hospitaliers et de trois mois pour les internes ».

Autrement dit, cette obligation à la charge des établissements de santé se déduit de la règlementation française en vigueur. Dès lors que ces établissements doivent organiser et suivre l’accomplissement des obligations de services des praticiens hospitaliers et des internes, ils doivent également mettre en place d’un décompte du nombre journalier d’heures de travail effectuées par chaque agent, afin de s’assurer du respect de l’organisation ainsi planifiée.

Plutôt que de censurer le Gouvernement pour ne pas avoir défini avec suffisamment de précision les conditions de comptabilisation des heures de travail, le Conseil d’État a choisi de dégager des dispositions du Code de la santé publique, une obligation complémentaire à la charge des établissements de santé.

Une telle interprétation permet sans doute de sauver le système des demi-journées, tout en conservant une marge de manœuvre aux établissements de santé.

Le communiqué accompagnant les arrêts figurant sur le site du Conseil d’État indique que : « Les praticiens hospitaliers et les internes pourront s’en prévaloir vis-à-vis de l’établissement qui les emploie ». C’est déjà chose faite auprès de plusieurs centres hospitaliers universitaires.

Sur l’absence de sanction en cas de non-respect de la durée maximale hebdomadaire de travail

En troisième lieu, le Conseil d’État a estimé que le refus du Premier ministre d’instituer une sanction réprimant le manquement au plafond de quarante-huit heures hebdomadaires prévu par les articles R. 6152-27 et R. 6153-2 du Code de la santé publique n’était pas entaché d’illégalité.

En effet, aucun fondement juridique ne venait prévoir une telle sanction. La durée maximale hebdomadaire de travail prévue par l’article 6 de la directive 2003/88 n’impose pas l’institution d’une sanction en cas de non-respect des règles relatives à la limitation du temps de travail, comme l’a d’ailleurs jugé la Cour de justice (v. CJUE, 25 novembre 2010, C-429/09, pt. 44).

Quant au fait qu’une sanction pénale existe à l’endroit des établissements de santé privés en cas de méconnaissance des dispositions relatives aux durées hebdomadaires maximales de travail (art. R. 3124-11 du Code du travail), le Conseil d’État a retenu que le pouvoir règlementaire avait pu, sans méconnaître le principe d’égalité, refuser d’en instituer une en cas de méconnaissance des dispositions relatives à la durée hebdomadaire maximale de travail prévue par le Code de la santé publique. En effet, dès lors que, selon le Conseil d’État, les praticiens exerçant dans les établissements de santé privés ne se trouvent pas dans la même situation juridique que les praticiens hospitaliers et les internes, qui sont dans une position statutaire, il était loisible au pouvoir réglementaire de régler de façon différente ces situations différentes (v. par ex. CE, Sect., 18 décembre 2002, n° 233618 ; sur la différence de situation entre agents salariés et statutaires, v. par ex. CE, 20 décembre 2013, n° 351682 ; rappr. Cass., Ass. plén., 27 février 2009, n° 08-40.059).

Les trois décisions du Conseil d’État rendues le 22 juin 2022 illustrent la tendance actuelle de la Haute assemblée à adopter des décisions de rejet, mais contraignantes pour l’administration, car impliquant pour elle de revoir substantiellement ses pratiques.

Si cela est heureux sur le fond, il serait souhaitable que le Conseil d’État n’abuse pas de cette technique qui pourrait conduire à une certaine déresponsabilisation du Gouvernement ou à une forme d’absolution comme en l’espèce (d’après l’InterSyndicale nationale des Internes, le cabinet de M. Olivier Véran aurait fait savoir, le 22 juin 2021, que le décompte du temps de travail des internes n’était pas envisageable). En termes de communication, cette tendance pourrait également avoir un coût auprès des usagers de la justice administrative, qui ne percevront sans doute pas aisément ce choix, laissant planer une certaine indulgence à l’égard du Gouvernement…

Thomas Cortès, Avocat, Docteur en droit chez HMS Avocats

Auteur :

Thomas Cortès

Thomas Cortès

Avocat, Docteur en droit


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