Analyse des spécialistes / Acheteur public

“La théorie de l’imprévision doit être maniée avec précaution”

Publié le 18 mai 2022 à 8h00 - par

Entretien avec Jean-Marc Peyrical, avocat associé-gérant du cabinet Peyrical & Sabattier, Président de l’Association pour l’Achat dans les Services Publics (APASP).

“La théorie de l’imprévision doit être maniée avec précaution”

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Les acheteurs publics semblent ne pas trouver toutes les réponses applicables dans la dernière circulaire du 30 mars 2022. À quelle réalité doivent-ils faire face ?

Si la réalité de l’achat public est évidemment très diverse, de nombreux secteurs sont impactés par un contexte économique sujet à de nombreux soubresauts du fait de plusieurs origines que l’on connait tous, de la crise sanitaire à la guerre en Ukraine en passant par la grippe aviaire qui concerne de plus en plus d’élevage de volailles.

Du coup, tant les contrats de travaux que de fournitures et de services sont impactés, certes à des degrés divers mais de façon relativement transversale ce qui traduit une situation plutôt alarmante.

Et les acheteurs doivent faire face à des demandes régulières de la part des titulaires de leurs contrats, demandes quelquefois très insistantes qui portent le plus souvent sur une modification de ces derniers et un partage des conséquences financières du contexte ci-dessus évoqué.

Beaucoup se sentent effectivement démunis et ont du mal à apporter des réponses efficaces à ces demandes ; certains refusant même catégoriquement tout dialogue avec leurs co-contractants.

Le Gouvernement a pourtant publié plusieurs textes dans le but de venir en aide aux acheteurs – et, par ricochet, aux opérateurs -. Je pense notamment ici à la fiche technique publiée par la DAJ de Bercy en février dernier sur les marchés publics confrontés à la flambée des prix et au risque de pénurie des matières premières, et donc à la fameuse circulaire du Premier ministre du 30 mars relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières.

A l’instar de ce qui avait été fait pendant la période de confinement il y deux ans, les pouvoirs publics incitent les acheteurs à tenir compte de cette hausse des prix en acceptant de modifier certaines spécifications techniques dans leurs contrats, en souscrivant des avenants d’augmentation dits de « circonstances imprévues » sur la base des articles du Code de la commande publique – R. 2194-5 pour les marchés publics et R. 3135-5 pour les concessions -, à recourir à la théorie de l’imprévision, à geler les pénalités contractuelles s’agissant notamment des pénalités de retard ou encore à aménager les délais d’exécution de leurs contrats.

Le spectre est large – trop large ? – et s’enrichit encore s’agissant des futurs contrats, pour lesquels les acheteurs sont avant tout incités à insérer des clauses de révision de prix dans un maximum d’entre eux, le prix ferme étant de toute façon prohibé pour ceux qui sont exposés à des aléas majeurs du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant leur durée d’exécution.

“Je ne suis ainsi pas certain qu’un afflux de textes, et ce quelle que soit leur qualité, soit la meilleure des solutions dans un domaine où c’est avant tout le professionnalisme et le dialogue qui doivent prédominer”

L’arsenal à la disposition des acheteurs est donc important, même s’il n’y a pas de solution miracle et si toutes les questions pouvant se poser n’ont pas nécessairement de réponses. Et ces dernières ne seront pas forcément les mêmes en fonction des situations. Par exemple, il est difficile de comparer un marché de transport scolaire directement affecté par la hausse des prix du carburant, un marché d’achat de denrées alimentaires pour une cantine qui doit faire face à l’explosion de certains prix voire à la disparition pure et simple de produits, ou encore, sans bien sûr être exhaustif, à un marché de réhabilitation d’un équipement public où la forte évolution du prix de matières essentielles – métaux industriels avant tout – pèse fortement sur son coût final et donc sur le budget de la collectivité concernée…

Que faire de plus, sinon continuer à accompagner les acheteurs – c’est le rôle d’une association comme l’APASP – et faire en sorte que le dialogue entre eux et les opérateurs économiques se renforce afin que les meilleures solutions puissent être trouvées au cas par cas ?

Comme le disait le sociologue Michel Crozier dans les années 80, on ne change pas la société par décret. Je ne suis ainsi pas certain qu’un afflux de textes, et ce quelle que soit leur qualité, soit la meilleure des solutions dans un domaine où c’est avant tout le professionnalisme et le dialogue qui doivent prédominer.

Beaucoup d’acheteurs – et d’opérateurs – s’interrogent sur la théorie de l’imprévision et ses modalités de mise en œuvre. Est-elle une réponse adaptée à la situation ?

La théorie de l’imprévision, même si elle fait partie de notre paysage juridique depuis plus d’un siècle et si elle est dorénavant gravée dans le marbre du Code de la commande publique, n’est pas aisée à mettre en œuvre et appelle là encore une analyse au cas par cas. Il faut en effet pouvoir démontrer le bouleversement de l’économie du contrat – la circulaire du 30 mars proposant ici un seuil de 15 % de charges extracontractuelles, ce qui ne tient en rien les juges administratifs – et lier ce bouleversement à des circonstances imprévisibles et non à d’autres causes. Cela nécessite ainsi une  analyse comptable fine, afin de bien distinguer ce qui relève de l’évènement imprévu (guerre, cyclone, crise sanitaire grave…) et ce qui relève d’autres problématiques (problèmes de gestion de l’entreprise…). Et l’indemnité susceptible d’être versée par l’acheteur ne compensera pas la totalité des charges supplémentaires du titulaire du contrat – la circulaire du 30 mars proposant là encore des pourcentages, entre 75 et 95 % selon les cas.

“Je trouve que, correctement motivé, l’avenant « circonstances imprévues » susmentionné peut être fort utile, ce d’autant qu’il obéit à des conditions bien moins drastiques que celles de l’imprévision”

Cela fait beaucoup d’obstacles à franchir, sachant que la théorie de l’imprévision rencontre pas mal de réserves de la part des acheteurs qui craignent souvent des abus de la part des titulaires de leurs contrats.

Donc oui, cette théorie – on peut aujourd’hui parler de pratique depuis le temps…-  peut-être une réponse adaptée dans des cas bien déterminés, mais doit être maniée avec précaution… Et diligence tant de la part des acheteurs que des opérateurs.

Existe-t-il des outils juridiques à utiliser selon vous en priorité ?

Je trouve que, correctement motivé, l’avenant « circonstances imprévues » susmentionné peut être fort utile, ce d’autant qu’il obéit à des conditions bien moins drastiques que celles de l’imprévision et permet d’aller jusqu’à 50 % d’augmentation avenant par avenant. Cela ouvre bien des perspectives… à ne pas trop en abuser bien évidemment. Il est en tout cas certain qu’un tel outil ne pourra venir « plomber » des budgets publics eux-mêmes de plus en plus contraints.

D’autres pistes méritent sans doute d’être creusées, quitte à lever des tabous. Ainsi, au vu de certaines circonstances, un prix doit-il nécessairement rester intangible ? Une formule de révision, dont le paramétrage et le poids de certains indices sont devenus inadaptés, ne peut-elle faire l’objet d’une modification ?

Et puis, il convient sans doute, surtout en cette période délicate, de revenir aux fondamentaux : faire un maximum de sourcing en amont du lancement des procédures, prévoir des clauses de rencontre et de réexamen dans les contrats, mettre en place des avances sachant que la réglementation est devenue particulièrement souple à ce sujet… Et sans doute l’essentiel : respecter les délais de paiement des entreprises titulaires des contrats, ce qui est la moindre des choses si l’on souhaite que le soutien de l’économie par la commande publique ne reste pas un vœu pieu.

Propos recueillis par Julien Prévotaux

Auteur :

Jean-Marc Peyrical

Jean-Marc Peyrical

Avocat associé-gérant du cabinet Peyrical & Sabattier


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