Bertrand Langlet
Le monde a déjà bien changé depuis le printemps dernier
Au printemps dernier, nous avons été frappés par un phénomène de stupeur. La stupeur entraîne une dynamique de réaction, avec la mise en place de dispositifs de gestion de crise, plus ou moins performants, selon notre niveau de préparation. Mais est-on jamais vraiment prêt à affronter une crise ? Plus qu’une guerre, c’est une bataille « éclair » qui fut menée, avec son triptyque « doctrine de combat » (confinement, dépistage massif…), « mobilisation humaine » (personnel soignant, professionnels du service public…) et « organisation logistique » (approvisionnement et distribution de masques et de tests).
À la stupeur du printemps a succédé le répit de l’été, qui a permis de franchir une séquence électorale importante pour la démocratie locale, avec le second tour des élections municipales, les élections communautaires et l’installation de la nouvelle mandature. Avec le recul, cette étape était sans doute indispensable pour doper à nouveau le moral de la population et pour contribuer à relancer le cycle de l’investissement public, nécessaire au soutien de l’activité économique. Sur le plan sanitaire, la saison estivale a ressemblé à bien des égards à une « drôle de guerre » : besoin d’oublier l’ennemi pour évacuer le stress, sentiment de sécurité lié à une disparition apparente du danger, liberté de mouvement sur le territoire national.
Entre lassitude et colère
À compter de la rentrée, avec la reprise d’une circulation active du virus, marquée par une forte croissance du taux d’incidence de la maladie et du nombre d’hospitalisations en services de réanimation, l’automne a été vécu comme le début d’une « guerre longue ». Nous sommes entrés dans une période tout à la fois de lassitude (la fatigue psychique augmente avec le temps) et de colère (le nombre de victimes de la crise s’accroît au fur et à mesure). La stratégie « tester, tracer, isoler » s’est avérée insuffisamment efficace et a dû laisser la place à un nouveau confinement, dont le niveau de restriction semble amené dans les mois à venir à évoluer en fonction de la situation sanitaire : assouplissement en période d’amélioration, durcissement en période de détérioration. Avec des conséquences graves sur la santé mentale et l’activité économique en particulier.
Au mois de mars dernier, nous pressentions déjà que la crise sanitaire serait un accélérateur de nombreuses mutations en cours dans les organisations et les services publics, à commencer par la transition numérique (développement du télétravail, dématérialisation des échanges…) ou encore l’émergence de nouvelles politiques du temps (assouplissement des horaires de travail, développement de la ville du quart d’heure…).
Neuf mois plus tard, l’enjeu n’est plus uniquement de conserver notre combativité mais également de faire preuve d’adaptation et de résilience. En effet, au lieu de se concentrer sur un moment relativement circonscrit, correspondant à son paroxysme, cette crise sanitaire s’inscrit dans le temps long, avec des hauts et des bas. Rien à ce stade ne permet d’indiquer clairement quand le chapitre sera vraiment terminé. Pas même la promesse de l’arrivée des vaccins, dont le calendrier de déploiement reste très incertain, dans l’attente de la délivrance des homologations scientifiques, de l’élaboration des protocoles techniques et de la définition des modalités d’emploi.
Des mutations qui s’accompagnent de risques
Les services publics locaux ont incontestablement entamé une grande mutation, faisant preuve d’une agilité souvent nouvelle et parfois surprenante. Les protocoles sanitaires successifs ont fait l’objet d’appropriation de plus en plus rapide par les professionnels et les usagers. Les modalités d’ouverture des crèches et des écoles sont devenues plus élastiques. Le click and collect s’est répandu dans les médiathèques et les éducateurs sportifs municipaux proposent des entraînements physiques en ligne. Les conservatoires organisent leurs cours de pratique musicale collective à distance et les musées construisent des visites d’expositions de peinture virtuelles. La police municipale verbalise moins le stationnement et fait davantage de médiation sur la voie publique. Les placiers vérifient moins le respect par les commerçants des emplacements réservés et se consacrent plus à la régulation des flux de publics à l’entrée des marchés alimentaires.
Ces mutations, pour bénéfiques qu’elles soient, s’accompagnent également de risques, dont nul ne peut prédire l’évolution. L’ouverture des établissements scolaires devient désormais parfois aléatoire, en raison du risque d’indisponibilité des personnels. Les services sociaux sont confrontés aux conséquences du confinement sur la santé physique (obésité, alcoolisme…) et mentale (troubles psychiques, dépression…), entraînant une montée en puissance et une modification de la nature des sollicitations. Les forces de l’ordre sont plus que jamais sous pression, le contrôle du respect des mesures sanitaires devant se faire avec « discernement ». Les services d’accueil et d’état-civil deviennent le réceptacle des plaintes et des angoisses de nos concitoyens.
Dans la vie professionnelle, les changements à l’œuvre sont majeurs. Les réunions en visioconférence, les formations en « distanciel » et les « webinaires » font désormais partie de notre quotidien. Les temps de trajets ont été considérablement raccourcis, facilitant l’organisation personnelle des salariés. L’employeur perd moins d’énergie à vouloir (tout) contrôler et se met (enfin) à faire davantage confiance. Le dialogue social retrouve tout son sens, avec par exemple la multiplication de réunions, formelles ou informelles, des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Pour les agents, le besoin de juste récompense sur le plan financier de leur investissement exceptionnel (la prime Covid du printemps) laisse la place à une demande de reconnaissance de la part de la hiérarchie de leurs capacités d’adaptation.
La qualité de vie au travail mise à l’épreuve
La préservation de la cohésion d’équipe requiert un certain niveau de présence physique sur le lieu de travail, pour conserver des points de repère, favoriser les contacts humains et permettre les échanges informels, dans le respect des gestes barrières. Dans certains métiers (comptabilité, etc), grâce au travail à distance, la productivité s’est améliorée, parfois au détriment de l’épanouissement professionnel. Dans d’autres (ingénierie de projets), l’efficacité a été altérée, entraînant un sentiment de relative inutilité chez certains lorsque certaines opérations sont en suspens. Au moins transitoirement (mais pour combien de temps ?), les objectifs de la collectivité ne revêtent plus tous la même importance. Quand la hiérarchie des priorités est brouillée, le burn-out côtoie le « bore-out ». La solidarité entre collègues est ainsi mise à l’épreuve par la disparité des situations des agents face aux conséquences de la crise. À cette fracture structurelle peuvent s’ajouter des difficultés conjoncturelles, comme l’impact de la remontée des « cas contacts » sur l’organisation des services, entraînant des autorisations d’absence souvent conséquentes, qui pèsent sur la charge de travail et rendent parfois compliquée la continuité du service public.
Mais ce qui ne change pas, c’est le manque de souplesse et d’autonomie laissé par l’État aux acteurs publics locaux. À titre d’exemple, quand une collectivité souhaite compléter le dispositif de re-confinement prévu par l’État par la mise en place d’une stratégie de dépistage massif de sa population, à travers l’acquisition et le déploiement des tests antigéniques (pratiqués de manière massive, avec un taux de fiabilité élevé et une lecture des résultats très rapide), elle se heurte à la complexité de la chaîne sanitaire (manque d’information sur le marché des laboratoires, délais trop longs de la commande publique, concurrence des pharmaciens, opacité du processus décisionnel au sein de l’hôpital, absence de leadership de la part de l’ARS…) et doit faire preuve de trésors d’inventivité et d’énergie pour parvenir à ses fins. Alors que l’effet de surprise est un atout majeur pour gagner contre l’ennemi, le cadre parfois trop rigide imposé par l’État peut empêcher les collectivités de mener la guerre avec toutes les armes nécessaires. Il en va de même dans le domaine des aides économiques, dont les modalités d’octroi conditionnent inutilement l’intervention d’une commune à un certain nombre de critères très restrictifs, au nom de la répartition des compétences entre collectivités, empêchant cette dernière de soutenir ses commerçants dans un délai rapide et efficace.
Au total, plus que jamais nous sommes entrés dans un monde vulnérable, ambigu, changeant et incertain, qui implique de comprendre que l’avenir des services publics repose désormais sur le développement de l’agilité et de la résilience des collectivités publiques, quelle qu’elles soient. À ce titre, ce qui compte, ce sont les valeurs collectives que les agents doivent pouvoir partager plus que les procédures de gestion que les employeurs souhaiteraient actualiser. L’enjeu pour permettre à chacune de nos collectivités d’anticiper et de conduire le changement est davantage de bâtir une « culture commune interne » que de modifier « l’organisation administrative des services ». La crise révèle que notre performance est désormais intimement liée à la confiance en l’avenir, laquelle repose sur la nécessité de donner du sens et de promouvoir la bienveillance. Un programme qui peut inspirer tous les managers.
Propos recueillis par Hugues Perinel