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Gemapi : l’enjeu principal est d’arriver à une conciliation entre gouvernance locale et gestion à échelle globale

Publié le 5 février 2024 à 14h00 - par

Entretien avec Me Pierrick Raude, Associé sénior, Département Droit et Stratégie de l’Action publique, Me Fanny Clerc, Associée sénior, Département Droit Public Immobilier et de l’Énergie, et Mme Tiphaine Selaquet, Juriste collaboratrice, Département Droit et Stratégie de l’Action publique – Cabinet Rivière Avocats Associés.

Gemapi : l'enjeu principal est d’arriver à une conciliation entre gouvernance locale et gestion à échelle globale
© Image par Hans de Pixabay

Au 29 janvier 2024, les intercommunalités reprennent l’entretien et la consolidation de l’ensemble des digues de l’État. Les collectivités sont-elles prêtes à assurer cette compétence ? Peuvent-elles le faire dans de bonnes conditions ?

À la suite des décrets n° 2023-1074 et n° 2023-1075 du 21 novembre 2023 imposant une mise à disposition des digues domaniales aux communes et communauté de communes au 29 janvier 2024, il est constaté une inquiétude grandissante des collectivités « gemapiennes » pour des motifs d’impréparation à ce transfert automatique.

Ce sujet a notamment été évoqué lors d’un webinaire du 18 décembre 2023 intitulé « Conditions du transfert de la gestion des digues domaniales », organisé par l’AMF avec les services du ministère de la Transition écologique.

La soudaineté de parution de ces deux décrets a ainsi été soulevée, à plusieurs reprises depuis novembre 2023 et un courrier a été adressé par le président de l’AMF, David Lisnard, au ministre Christophe Béchu, évoquant notamment un échec des missions d’appui technique prévues par l’article 59. III. de la loi MAPTAM, n’ayant pas permis d’aboutir à la constitution d’un état des lieux clair et définitif du patrimoine transférable. Pourtant, rappelons qu’initialement ce transfert des digues domaniales était organisé par la loi MAPTAM du 27 janvier 2014 et prévoyait dix ans pour préparer ce transfert.

On pourrait alors valablement penser, s’agissant des conventions de mise à disposition de digue de l’État vers les collectivités, que le travail soit en cours d’achèvement avant la publication de ces deux décrets et/ou finalisés à date buttoir du 28 janvier 2024.

La réalité pratique et opérationnelle semble être tout autre : le principal constat émanant des élus est qu’à date, plusieurs collectivités ne disposent toujours pas de la liste précise et détaillée des ouvrages, ne permettant pas aux collectivités d’établir ni le programme prévisionnel de travaux, ni les investissements à réaliser ou encore d’avoir une visibilité sur un état actuel des travaux réalisés ou en cours.

Sur les modalités de substitution des collectivités à l’État ou au sein des établissements publics d’État, les mêmes réserves avaient déjà été émises par le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) bien avant la publication de ces deux décrets (Rapport de la CNEN du 7 septembre 2023) : impréparation et insuffisance de recensement des ouvrages concernés par ce transfert.

Plus encore, le dispositif de mobilisation du fonds Barnier, objet du décret n° 2023-1075 du 21 novembre 2023 relatif au soutien du fonds de prévention des risques naturels majeurs aux travaux de mise en conformité des digues domaniales transférées, à compter du transfert automatique, doit être questionné. Le dispositif de subventionnement prévu par le fonds Barnier permet aux collectivités un concours financier à hauteur de 80 % pour les travaux de remise en état des digues domaniales qui ont fait l’objet d’un transfert en 2018, laissant ainsi 20 % de reste à charge pour les collectivités bénéficiant de ce fonds, et le prolonge sous certaines conditions jusqu’en 2035. Et l’octroi d’un tel fonds reste en pratique conditionné par la réalisation préalable d’un diagnostic de l’ouvrage et des dépenses à engager pour sa remise en l’état, informations qui ne sont pas toujours connues et qui nécessitent d’engager des frais.

Si le climat était à l’apaisement à la sortie de la loi « Fesneau » en décembre 2017, la mise en œuvre de la compétence Gemapi semble, pour certains territoires, instable et caractérisée par l’urgence.

Comment les deux décrets parus le 21 novembre 2023 changent-t-il concrètement la façon dont les collectivités vont exercer leurs compétences en matière de Gemapi ?

Depuis la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, dite loi MAPTAM, les EPCI doivent assurer en vertu de leur compétence de gestion des milieux aquatique et de prévention des inondations, la mission de défense contre les inondations et contre la mer (art. L. 211-7 5° du Code de l’environnement).

Afin d’éviter un transfert brutal et non maîtrisé de cette compétence Gemapi, une période transitoire de dix ans a été créée, jusqu’au 29 janvier 2024, lors de laquelle l’État a pu continuer d’assurer la gestion des digues domaniales pour le compte de l’autorité gemapienne (IV° art. 59 de la loi MAPTAM). Les moyens matériels, financiers et humains mis en œuvre par l’État et la collectivité « gemapienne » étaient définis au moyen d’une convention conclue entre les deux parties.

Le décret n° 2023-1074 du 21 novembre 2023 relatif au transfert de la gestion des digues domaniales aux communes et groupements de collectivités territoriales compétentes en matière de Gemapi, précise les conditions dans lesquelles les territoires « gemapiens » se « substitueront » à l’État (ou ses établissements publics) dans la mission de gestion des digues domaniales, à la fin de cette période transitoire.

Tout d’abord, il prévoit l’identification des digues domaniales concernées par cette substitution, lesquelles seront soit listées par les conventions de mise à disposition prévues par le Code de l’environnement (art. L. 566-12-1) soit, par arrêté du ministre, au plus tard le 29 janvier 2024, après échanges contradictoires avec les communes ou groupements de collectivités territoriales.

Ensuite, il précise que l’autorité « gemapienne » assumera l’ensemble des obligations (maintien en bon état d’entretien notamment) et des droits du propriétaire (perceptions des fruits et des produits, etc.) sur cet ouvrage, et se substituera également à l’État et ses établissements dans les contrats et marchés publics qui auraient été conclu pendant la période transitoire, sauf impératif tenant au bon achèvement des travaux et prestations engagés par celui-ci.

Si les conventions de mise à disposition des digues domaniales, dont le contenu minimum est listé par l’article 4 du décret, devraient contenir les informations nécessaires à la reprise de la gestion de l’ouvrage par les territoires (localisation, caractéristiques, situation juridique, documentations administratives et techniques, modalités de superposition d’affectation des digues, actes, contrats et marchés publics en cours, etc.), rien n’est assuré par le décret s’agissant des ouvrages qui seront listés par arrêté du ministre.

Or, la compétence Gemapi avec notamment le transfert de la gestion des digues domaniales sera susceptible d’engager la responsabilité des collectivités qui, d’une part, auront le soin de prévenir par des précautions convenables les inondations dues à des ruptures de digues (art. L. 2212-2 et L. 2212-4 du CGCT, pouvoirs de police) et éviter tous dommages causés à des tiers par ces ouvrages publics (CAA de Bordeaux, 2e chambre, 3 mars 2022, n° 19BX03722).

Le décret n° 2023-1075 du 21 novembre 2023 relatif au soutien du fonds de la prévention des risques naturels majeurs aux travaux de mise en conformité des digues domaniales transférées précise quant à lui les conditions d’utilisation du fonds Barnier à disposition des collectivités pour soutenir les dépenses engagées dans l’exercice de leur compétence Gemapi, en sus de la perception de la taxe Gemapi instaurée par la loi MAPTAM (art. 56).

Les récentes inondations, en particulier dans le nord de la France, montrent que la gestion et la prévention des inondations est une tâche difficile mais plus que jamais un défi à relever pour les années à venir. La gouvernance et la coopération territoriale en la matière vous paraissent-elles adaptées ?

La compétence Gemapi et notamment le volet en matière de prévention des inondations nécessite une gouvernance spécifique avec une mise en cohérence du contenu, du périmètre géographique et des modes d’exercice entre les acteurs locaux compétents.

La loi n° 2017-1838 du 30 décembre 2017 dite « Loi Fresneau » relative à l’exercice des compétences des collectivités territoriales dans le domaine de la Gemapi avait introduit la possibilité pour ces EPCI compétents d’ajuster plus finement la gouvernance de cette compétence, notamment par le jeu de la sécabilité des compétences et ainsi permettre la mise en place de structures différentes, de mode de gestion différents selon les quatre missions réglementaires de la Gemapi de l’article L. 211-7 du Code de l’environnement.

Dans la pratique, la gouvernance nécessite un réel travail de fond dans l’identification des périmètres cohérent de gestion et la coopération territoriale semble se structurer depuis ces dernières années. On le constate notamment du point de vue de la coopération territoriale avec pas moins de 42 établissements publics territoriaux de bassin (EPTB) recensés en 2022, la labélisation de syndicats en établissements publics d’aménagements et de gestion des eaux (EPAGE) et l’élaboration de plus en plus de Programmes d’actions de préventions des inondations (PAPI) permettant une coordination au niveau bassin hydrographique sur la prévention des risques inondations.

La question de l’échelle de la gouvernance reste centrale pour gérer en cohérence les enjeux de la Gemapi : la gouvernance ne peut s’organiser qu’autour d’un projet commun de territoire et doit être structurée de manière à établir une vision globale à l’échelle du bassin versant et dépasser le simple périmètre administratif de certains EPCI. Il apparait primordial – voire indispensable – d’organiser la gouvernance sur la compétence Gemapi en fonction d’un périmètre « hydrographique ».

Quel bilan dresser à ce jour ? Un effort de cohésion et de cohérence continue d’être mené par différents dispositifs partenariaux dans cette logique d’approche par bassin.

On peut citer en exemple en prévention des risques inondations fluviales la gouvernance et coopération territoriale Collaboration de Troyes Champagne Métropole (TCM) et du Syndicat mixte de l’assainissement collectif, assainissement non collectif, des milieux aquatiques, de la démoustication de l’Aube (SDEEA) et de l’EPTB Seine Grands Lacs avec l’élaboration d’un PAPI. Le SDEEA regroupe 6 bassins (Aube Aval, Aube Barroise, Aube Médiane, Seine Amont, Seine Aval et Seine et Affluents Troyens) représentant près de 2 534 km de cours d’eau. Une gouvernance spécifique a été mise en place afin de répondre au mieux aux enjeux de la Gemapi : un conseil de bassin par bassin, une assemblée de bassin.

On peut également citer en exemple en prévention des risques inondations par submersion marine, le Syndicat Intercommunal du Bassin d’Arcachon (SIBA) qui exerce officiellement la compétence Gemapi depuis 2018 sur le territoire COBAS (Sud Bassin) et pour le compte de la COBAN (Nord Bassin) en partenariat avec le Parc Naturel Régional des Landes de Gascogne et le Syndicat Intercommunal d’Aménagement des eaux du Bassin versant et Étangs du Littoral Girondin.

La coparticipation à l’échelle locale est ainsi plus efficace : le transfert de compétence a eu pour effet de responsabiliser les différents acteurs compétents, de développer les outils de droit à leur disposition, voire d’en créer pour s’adapter parfaitement à leurs enjeux. La compétence devient moins diffuse.

Cependant, la question de la rationalisation de la compétence Gemapi doit être mise en exergue au sein de la coopération territoriale : la sécabilité de la compétence Gemapi permettant à la fois aux collectivités, aux EPCI-FP et à la fois aux syndicats d’agir peut conduire à générer des problèmes en matière de concertation et de coordination des actions.

Avec le jeu du transfert de compétence ou de délégation de service depuis 2018, on assiste à une double conséquence :

  • La compétence se retrouve parfois exercée par des syndicats mixtes ne disposant pas de compétence par bassin versant et exerçant en parallèle des missions complémentaires à la Gemapi mais également d’autres compétences. Ces syndicats ont dû s’adapter rapidement pour pouvoir obtenir cette compétence afin de continuer à exercer leurs missions actuelles.
  • A contrario, sur certains territoires, la compétence est exercée par une pluralité de syndicats tous compétents. On peut citer pour exemple le département de Seine-et-Marne avec pas moins de 22 différents syndicats.

Ont pu alors émaner de ce contexte des tensions politiques en raison des visions très différentes entre les acteurs politiques ayant reçu la compétence Gemapi (les EPCI-FP) et les acteurs historiquement en charge de la gestion des milieux aquatiques (syndicats, ASP, PNR, etc.).

L’enjeu principal est donc d’arriver à une conciliation entre gouvernance locale et gestion à échelle globale, à échelle d’un grand bassin versant.

S’il fallait conclure sur le risque inondation, la gouvernance et la coopération territoriale à mettre en œuvre ou à adapter, nous noterons qu’il demeure une grande absente dans les textes en matière de PI : le risque d’inondations par ruissellement pluvial, « ce qui n’est pas sans poser question aux territoires parfois exclusivement concernés par ce type de risque » comme évoqué déjà en 2019 dans le « Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur la gestion des risques climatiques et l’évolution de nos régimes d’indemnisation », dit aussi rapport Tuffnell. L’apport des deux derniers décrets ne change rien sur ce sujet.

Propos recueillis par Chloé Gilles et Julien Prévotaux

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La gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (Gemapi) est une compétence entièrement transférée au bloc communal au 1er janvier 2018, et une compétence obligatoire pour les EPCI. Au 29 janvier 2024, ...

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